Une collection écrite par quatre générations, qui se raconte en estampes et grès japonais, invite à revivre les belles heures des arts asiatiques à Drouot. Cérémonie à partager pour le solstice d’été.
De nombreux habitués de Drouot se souviennent encore de la silhouette et du sourire bienveillant de Guy Portier (1919-2005). Il avait installé son cabinet d’expertise non loin, au 52, rue Taitbout, et accueillait collectionneurs ou simples amateurs, commissaires-priseurs ou jeunes stagiaires, spécialistes ou chercheurs avec la même gentillesse et la même envie de partager. L’amour et la connaissance des arts du Japon, il les avait dans le sang, celui d’une famille «tombée» dans l’Asie en 1875. Henri, alors, se spécialise dans l’importation de soie depuis la Chine et le Japon et devient en parallèle un collectionneur passionné d’objets d’Extrême-Orient, avec une prédilection pour les estampes japonaises. Il accumule en quelques années un ensemble impressionnant d’estampes, mais aussi de tsuba, bronzes, jades, ivoires, laques, sculptures et porcelaines de Chine. Quand en 1902, pour faire face aux mauvaises affaires de sa filiale américaine, il est obligé de se séparer d’une grande partie de sa collection, ce sont pas moins de 499 lots qui passent en vente à Drouot.
La jeunesse, la fougue, la passion
À sa mort, l’aîné Henri reprend la société, tandis que le cadet André, tout juste âgé de 23 ans, développe un département d’expertise dans les arts non européens. Le cabinet Portier est lancé. La première vente est organisée le 5 juin 1909 avec maître Lair-Dubreuil. Dans le catalogue, on retrouve bien sûr des estampes ! Son fils Guy le rejoint en 1938. Il apporte sa jeunesse, sa fougue et sa passion pour le Japon, dont il parle la langue et affectionne les coutumes. L’expert travaille en étroite collaboration avec le commissaire-priseur Étienne Ader, successeur de Fernand Lair-Dubreuil. Il faudra attendre les années soixante-dix pour que le Japon, ruiné par la guerre et les impôts, redevienne une grande puissance économique. Les arts japonais réapparaissent sur le marché international, en deviennent des acteurs de premier plan, leur cote flambe pendant une vingtaine d’années. À son tour, représentant la quatrième génération des Portier, Thierry rejoint son père en 1973, alors que son frère Émeric choisit pour spécialités la joaillerie et l’orfèvrerie. Une histoire qui se raconte en quatre étapes, comme une série d’estampes japonaises.
L’acmé d’une collection
La passion des estampes chez les Portier est d’abord l’affaire du fondateur de la dynastie, puis celle de Guy, Thierry préférant à la finesse du papier les nuances du grès. L’ensemble proposé aux enchères provient pour l’essentiel de la collection initiale constituée par Henri père à la fin du XIXe siècle, époque où se formèrent les principales collections d’arts asiatiques. L’histoire de l’estampe japonaise s’écrit alors avec celle de la France, ses artistes, écrivains, historiens et marchands : Monet, Degas, les Goncourt, Guimet, Burty, Gonse, Sichel... Ceux-là feront de Paris la capitale du japonisme, hisseront cet art du multiple au rang d’œuvre unique. Hokusai est célébré à l’égal de Poussin, tout comme Utamaro et Sharaku, maîtres de l’ukiyo-e auxquels la collection Portier rend hommage. «Ces estampes ont été préservées de la fameuse vente de 1902», précise l’expert Alice Jossaume, pour qui «qualité prime ici sur quantité». Une dizaine de feuilles seulement, mais quelles feuilles ! «Le Kunimasa aux yeux peints à la main est une pièce extrêmement rare», s’enthousiasme Géraldine Lenain, directrice internationale du département Arts d’Asie chez Christie’s, qui a débuté sa carrière au cabinet Portier. «J’ai eu beaucoup de chance de commencer avec Guy. Il savait transmettre sa passion ; il m’a notamment appris que toute l’histoire d’une estampe se lit au revers de la feuille», confie-t-elle. L’annonce de la venue sur le marché d’un tel ensemble a fait grand bruit : «Lors de la dernière Asian Week de New York, tous les collectionneurs internationaux en parlaient. Ils feront le déplacement», précise encore Géraldine Lenain. Il faut dire que cet ensemble relève du mythe : beaucoup d’amateurs en ont entendu parler, mais peu l’ont vu. Ces feuilles sont ainsi d’une belle fraîcheur. En tout et pour tout, elles n’ont été exposées que deux fois, en 1980 à Paris, par la galerie Huguette Berès, et à Tokyo lors d’une exposition consacrée la même année à Toulouse-Lautrec et Utamaro. «C’est à l’occasion de cette manifestation japonaise que Guy Portier fait apposer son cachet de collection», précise Alice Jossaume.
Une réelle appétence pour les éditions de luxe
Aussi restreint soit-il, on reconnaît là un groupe homogène, une véritable collection qui témoigne d’un goût exclusif, celui des okubi-e, le paysage y étant absent. On le sait, ces gros plan d’acteurs furent la spécialité de Sharaku, dont on peut ici admirer un portrait de Segawa Tomisaburo II jouant Yadorigi dans la pièce Hana Ayame Bunroku Soga donnée en mai 1794 (50 000/70 000 €). L’ensemble proclame aussi une réelle appétence pour les éditions de luxe, celles privilégiant les fameux fonds micacés réalisés à la poudre d’écaille de poisson rare et chère (le mica) et donc réservée à la crème de la crème , qui en font des pièces uniques. «Si ceux jouant des différentes nuances de gris sont plus communs, note Géraldine Lenain, le blanc est plus rare et le saumon, tout à fait unique ». Ce qui fait de l’épreuve de «L’Amour caché d’Utamaro, au fond micacé rose, une pièce exceptionnelle, estimée 80 000/100 000 € ; celle-ci ornait la couverture de la Gazette Drouot n° 22 et la page 6. La finesse des cheveux dont on peut compter, à la naissance, les traits un à un, prouve aussi une impression parmi les toutes premières, le bois utilisé pour la gravure, pas encore usé, restituant alors des lignes nettes. Il en va de même pour l’estampe de Toyokuni, autre pièce phare de la collection (20 000/30 000 €). Avec cette vente, Paris renoue avec son histoire, celle des grandes dispersions d’arts japonais, qui débutaient à Drouot dès la fin du XIXe siècle. En 1891, la Gazette rapporte ainsi que la vente Philippe Burty «prend les proportions d’un triomphe». Devaient suivre les ensembles Portier et Hayashi en 1902, Charles Gillot et Pierre Barbouteau en 1904, la collection de Louis Gonse en 1924 et 1926… Durant la seconde moitié du XXe siècle, Drouot est le théâtre des fameuses dispersions Le Véel, celle du 15 novembre 1979 consacrant les Trente-Six Vues du mont Fuji d’Hokusai à 1,45 MF, soit environ 685 000 € actuels (étude Ader - Picard - Tajan). Pour notre début de millénaire, on n’a pas oublié la saga des ventes Huguette Berès, en 2002 et 2003 chez Sotheby’s, en 2010 chez Pierre Bergé à Drouot. Ces grands promoteurs de l’art japonais se réjouissent d’accueillir la dynastie Portier en leur cercle, le 21 juin prochain.