Il semblerait qu’elle porte mal son nom, cette jeune femme qui ressemble plutôt à une Vénus antique… Mais elle pourrait être de la main de Léonard de Vinci, à l’instar de Monna Lisa.
La Joconde nue est le fantasme par excellence de l’histoire de l’art. De toute la collection réunie avec tant d’inspiration par le duc d’Aumale l’une des plus belles de France , c’est peut-être cette esquisse qui a fait couler le plus d’encre, suscitant un nombre appréciable de disputes, d’attributions hasardeuses et d’inventions plus ou moins salaces sur le personnage représenté. On trouve «tout et son contraire» dans cette abondante littérature, observe Mathieu Deldicque, conservateur du patrimoine au musée Condé, où l’œuvre se retrouve confrontée à une trentaine de copies, variantes et dérivations. Paradoxalement, ce dessin qui a tant excité les passions depuis cent cinquante ans n’a jamais fait l’objet d’une étude scientifique. Pour la première fois, il a subi durant plus d’un mois, ce printemps, tous les examens possibles au Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF), dont l’analyse semble contredire les spéculations rendues par les grands connaisseurs au long du XXe siècle. Le sculpteur et collectionneur Henry de Triqueti en avait conseillé l’acquisition en 1862 au duc d’Aumale dans des circonstances non éclaircies, auprès d’un certain M. Thibaut qui l’aurait acheté à Rome quinze ans plus tôt dans lequel Carole Blumenfeld croit pouvoir deviner William Thibaud, qui administrait dans la capitale la dispersion de l’énorme collection léguée par le cardinal Fesch. Il l’aurait proposé en vain au Louvre. À l’instar du duc et de son conseiller, les auteurs du XIXe siècle y voyaient généralement un chef-d’œuvre de Léonard de Vinci.
Une genèse inconnue
Lors de son installation à Chantilly, le duc tint à l’accrocher à la place d’honneur, dans la rotonde au bout de la galerie de peinture. Mais, dès Bernard Berenson, dans les années 1900, le doute s’installe. Ne se distinguant pas par une beauté ou un brio évidents, ce dessin met mal à l’aise. L’érotisme du sujet fait penser à une pochade. Cette tête un peu trop petite qu’on dirait posée sur le buste, cette sensualité féminine qui contraste avec une musculature masculine dérangent, tout comme la tournure du corps ou ce visage frontal, dont Léonard choisissait de s’écarter dans ses portraits. Au long du XXe siècle, les historiens de l’art rejettent par dizaines la paternité du grand artiste ou ne veulent bien l’évoquer qu’à titre d’hypothèse. Ils suggèrent comme auteur possible Francesco Melzi ou Salaï les deux élèves préférés du peintre , Ambrogio de Predis, Sodoma ou Baldassarre Peruzzi. Or, des examens qui viennent d’être pratiqués, il ressort que cette invention «pourrait bien être de sa main», souligne Bruno Mottin, conservateur en chef du patrimoine au C2RMF, qui les a conduits au laboratoire. «Une chose est sûre, précise-t-il, l’œuvre provient de l’atelier de Léonard et elle est particulièrement ambitieuse.» Vincent Dieulevin, conservateur en chef du patrimoine au département des Peintures du musée du Louvre, partage cet avis, en soulignant les correspondances qui apparaissent avec les recherches menées en parallèle par Léonard de Vinci, notamment sur la Joconde. La genèse de la composition reste cependant inconnue. La seule trace pouvant lui correspondre est l’inventaire après décès de Salaï du 21 avril 1525, retrouvé il y a une trentaine d’années, dans lequel figurent une douzaine de copies qu’il a dû réaliser d’œuvres de son maître. Entre la Joconde, la Sainte Anne et Léda se trouve inscrite «una meza nuda». Ce prototype a très tôt gagné sa célébrité puisque, aujourd’hui, sont connus une vingtaine de peintures et de dessins reprenant le sujet. Certains en modifient la position du buste en le rapprochant de celui de la Joconde ou intègrent des arrangements floraux pour en faire une Flora, la déesse du printemps.
Un modèle à reproduire
Les images formées au laboratoire sont éclairantes. Le dessin a été tracé sur un assemblage de grande taille (74 x 55 cm) de deux feuilles de papier fort. Bruno Mottin a reconstitué les contours formés par le réseau de trous d’épingle, qui permettait un report de la composition selon la technique du spolvero. Ils lui ont semblé extrêmement soignés et précis, contrairement par exemple à ceux du portrait d’Isabelle d’Este, dont il a également étudié le carton du Louvre en vue de la rétrospective prévue fin octobre. Il a pu retrouver, grâce à eux, le contour d’un dessin original dont il a décelé des traces au carboncino (l’ancêtre du fusain). L’esquisse a été rehaussée au blanc de plomb, ce qui, à ses yeux, constitue «une indication qu’il s’agissait non d’un carton destiné à être jeté, mais d’un dessin ben finito », une sorte d’œuvre d’art en tant que telle. De plus, aucune marque de transfert ne figure sur le papier, si bien que les lignes ont dû être repiquées sur un carton intermédiaire, pour éviter que l’original ne soit abîmé par la poussière de charbon utilisée pour le report. «Tout indique ainsi, reprend le scientifique, qu’il s’agissait d’un modèle suffisamment précieux, qui devait être conservé dans l’atelier pour des reproductions.» Ultérieurement relégués à l’état d’instrument de travail, ces cartons n’ont pas été bien conservés. Ce tracé au charbon de bois pulvérulent, explique-t-il, «a malheureusement été abrasé jusqu’à ce qu’une personne ait la mauvaise idée de le repeindre à l’encre et de le transformer» à une époque qui n’est pas identifiée. Ce qui reste de la composition originale révèle un dessin d’une grande beauté et subtilité, qui a été masqué par ces reprises. Bruno Mottin évoque aussi des hachures sur le visage, qui pourraient être celles d’un gaucher. Plus significatifs apparaissent des repentirs, visibles sur le bras gauche et la main droite. Personne n’a jamais retrouvé une peinture de Léonard lui correspondant et, dans le catalogue, Vincent Delieuvin démonte patiemment les éléments documentaires qui ont été interprétés en ce sens. Mais Bruno Mottin a superposé son image avec une copie d’une collection particulière, en dépôt au château de Vinci , la commune natale du peintre, en Toscane , dont les contours correspondent fidèlement à ceux du spolvero.
Des titres fantaisistes
Vincent Delieuvin récuse aussi les titres sensationnalistes ou poétiques qui ont été donnés à l’œuvre. Celui de «Joconde nue» est le plus commun. Le portrait du musée du Louvre en est très proche par ses dimensions (77 x 53 cm), mais la superposition des deux images réalisée au laboratoire montre bien à quel point elles diffèrent, même si le tracé de la main droite ou le dessin du siège correspondent assez bien à celui de Monna Lisa. Le modèle manifestement n’est pas le même. Il ne s’agit donc pas du tout de la « Joconde nue », comme on l’a trop dit. L’esquisse est aussi connue sous un autre titre fantaisiste, surgi au siècle dernier, « Monna Vanna ». Le conservateur du Louvre avoue n’avoir trouvé aucune explication à cette invention, dont il fait remarquer qu’elle n’a jamais étonné personne. On n’en connaît même pas l’auteur avec certitude, puisqu’il surgit au détour d’une légende d’un ouvrage collectif paru en 1939 sous la direction de Giorgo Nicodemi. Il pourrait s’agir d’une référence à la belle héroïne de Dante, l’amie de Béatrice que Dante Gabriel Rossetti avait remise au goût du jour dans son tableau des années 1860, que Maurice Maeterlinck fit réapparaître sur scène dans les années 1900, dans une pièce que portèrent en musique Henry Février puis Sergueï Rachmaninov. Nombre de spéculations ont aussi porté sur l’identité de l’affriolant modèle : une favorite du duc de Milan ou du souverain de Florence, une courtisane de la cour de Naples ? En réalité, pour Vincent Delieuvin, remise dans le contexte de l’époque, cette image évoque irrésistiblement la beauté idéale héritée de la statuaire antique. Il s’est notamment attaché à la complexité de la coiffure, un motif qui a toujours fasciné Léonard depuis ses jeunes années dans l’atelier de Verrocchio. Pour le conservateur du musée du Louvre, le modèle en est assez clairement la coiffure de la Vénus pudique dite capitoline ainsi appelée car l’exemplaire de référence se trouve au musée du Capitole à Rome. Tout en gardant sa part de mystère, ce portrait idéalisé serait celui d’une Vénus, dont Léonard aurait accentué la sensualité et l’ambiguïté en résultant.