Dans cette vente parisienne, tous les ingrédients sont réunis pour enflammer les enchères : origines documentées, anciennetés inhabituelles, et surtout provenances prestigieuses qui rappellent l’histoire des grandes collections de cet art dit «premier».
Le temps d’une vacation, la magie de l’art tribal va réenchanter un public désormais acquis, avec la même force qui a saisi ses premiers admirateurs, esthètes sans préjugés et artistes d’avant-garde. Cela se passera le 21 mars prochain à l’Hôtel Drouot, où quatre-vingts sculptures et objets venus de tous les horizons, de l’Afrique à l’Arizona, en passant par la Mélanésie et la Polynésie, seront proposés aux enchères. Tous évoquent les rites et les croyances de populations pour lesquelles le sacré est omniprésent et le monde invisible des esprits, parallèle. Ce sont donc pour la plupart des effigies d’ancêtres, intercesseurs entre les vivants et les morts, des passeurs de pouvoir qu’il faut se concilier à travers masques et statues. Pour les plus beaux de ces artefacts, se révèle un dénominateur commun : celui d’être passés par les mains d’insignes collectionneurs du siècle dernier. On ne saura rien de ceux qui les mettent en vente aujourd’hui exception faite du galeriste Jean-Claude Bellier, dont une partie des trésors est dispersée ce jour. Mais en ce qui concerne les pièces avancées, leurs notices affichent pour beaucoup des origines et des itinéraires hors du commun, autorisant de fructueuses plus-values.
Des parcours sans faute
En 1984, l’exposition new-yorkaise «Primitivism in 20th Century Art», organisée par le MoMA, avait rappelé le rôle primordial joué par les arts premiers dans la naissance de l’art moderne. Dans son catalogue, aux œuvres de Picasso, Brancusi, Gauguin ou encore Klee, répondaient, parmi tant d’autres, les formes étonnantes de la statue d’ancêtre Bembe qui faisait la une de la Gazette n° 8. Sculptée au XIXe siècle sur le territoire de l’actuelle République démocratique du Congo, elle sera l’une des vedettes de notre vente parisienne, avec une estimation 700 000 à 1 000 000 €… Des sommets auxquels n’est pas non plus étranger son impeccable pedigree, puisqu’elle a appartenu au célèbre couple new-yorkais Gustave et Franyo Schindler (voir Gazette n° 8, page 6). Autre collection américaine représentée, et non des moindres, celle de Nelson A. Rockefeller. Membre de la dynastie mondialement connue, l’homme se passionne tant pour ces arts, alors peu reconnus, qu’il fonde en 1954 le Museum of Primitive Arts, premier musée des États-Unis à leur être consacré, qui sera racheté dans son intégralité par le Metropolitan en 1969. Ayant suivi cet itinéraire prestigieux avant d’être vendu chez Sotheby’s New York en avril 1980, un masque yaouré-baoulé (République de Côte d’Ivoire) étonne par sa sérénité énigmatique que vient troubler la présence de deux cornes (90 000/130 000 €). Toutefois, c’est de collections françaises, tout aussi riches, que proviennent la plupart des chefs-d’œuvre de cette vente. L’une des plus importantes a été rassemblée par Maurice Nicaud. Ce galeriste installé rue Guénegaud, dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés, a effectué de nombreux voyages en Afrique noire dès 1953 pour rapporter des pièces tout à fait uniques. En témoignent les cimiers à couple d’antilopes Tiwara, avec leur faon, émanant de la région de Bamana, au Mali (80 000 à 120 000 €). Ces quadrupèdes en bois, exceptionnels par leur degré de stylisation et leurs dimensions (le mâle mesure 95 cm de haut) étaient fixés sur la tête des danseurs lors de fêtes agraires. Du Mali encore, et plus précisément des falaises de Bandiagara, la statuette féminine tellem provenant de la collection Pierre Langlois se révèle la plus étonnante en raison de son ancienneté. Récoltée sur le site d’Ireli en 1952 par ce marchand globe-trotteur, elle accuse après analyse une rarissime datation du XVe-XVIe siècle, ce qui lui permet de viser jusqu’à 150 000 €. Autre pièce «historique» malienne, car datée par la même méthode d’une haute période XVIe-XVIIe siècle , le masque bamana ayant appartenu au collectionneur suisse Emil Storrer (100 000/150 000 €). De son côté, la galeriste et grande spécialiste de la culture des Dogons Hélène Leloup découvrit dans leur pays, autour de 1970, un masque crocodile du XIXe siècle, une pièce à patine croûteuse qui figura dans l’exposition consacrée à cette célèbre culture au musée du quai Branly en 2011. Au vu de sa singu-larité, on n’en attend pas moins de 250 000/300 000 €. De leurs côtés, artistes et intellectuels européens n’ont pas été moins réceptifs à cette expression «première», authentique et fortement inspiratrice. La collection du sculpteur Arman avait été dévoilée par la galerie Bernard Dulon en 2002, à travers une exposition intitulée «Arman l’Africain». On avait pu y admirer la statue masculine yao, originaire de Malawi-Tanzanie, qui sera proposée ici avec une parèdre (compter 125 000 à 175 000 € pour ce couple). Un support au rêve et à la création, donc, qui ne pouvait aussi qu’enthousiasmer les surréalistes et leur pape, André Breton. On s’en souvient, l’écrivain avait entassé au 42 de la rue Fontaine, à Paris, toutes sortes d’œuvres, beautés convulsives consacrant notamment les productions des Amérindiens, tel un fascinant masque hopi «Angak’china» à «tableta», de Zuni en Arizona (voir encadré page 15). Passé par la mémorable vente orchestrée par Calmels - Cohen à Drouot en avril 2003, il réapparaît ici, prétendant sans peine à 80 000/100 000 €.
Cap sur la Mélanésie
Beauté formelle, provenance prestigieuse, ancienneté rare… À ces trois qualités, s’ajoute parfois celle d’origines documentées de manière quasiscientifique. En particulier pour les pièces provenant de Mélanésie, qui, comme le souligne l’expert Patrick Caput, «sont sans doute les plus magnifiquement historiées, en raison de faits connus et soigneusement consignés». Prenons pour exemple cette collecte effectuée par un certain Max Thiel, du temps où l’empire des Hohenzollern comprend une petite colonie en Papouasie : la Nouvelle-Guinée allemande, gouvernée par ce consul passionné d’art. Au printemps 1909, conjointement avec le musée d’ethnographie de Hambourg, il se lance dans une expédition à bord du Peiho, un vapeur qui remonte le cours de la rivière Sepik. Une cinquantaine d’artefacts va être collectée sur ses rives, dont un grand crochet cérémoniel des Iatmul, en bois sculpté et polychromé. Destiné à la longue case des hommes d’un village, l’objet sert à accrocher les crânes des ancêtres, comme ceux des ennemis tués au combat.
Des figures liées au créateur
Après de nombreuses péripéties, muséales puis privées, cet impressionnant accessoire devrait maintenant atteindre 350 000/450 000 €. À la même époque, navigue aussi sur le Sepik le Dr Otto Schlaginhaufen, un anthropologue suisse attaché, lui, au musée d’ethnographie de Dresde, pour lequel il remplit ses soutes de trouvailles. Dans ce secteur, il met la main sur trois masques, dont celui dit de la «Yuat river», au front scarifié et aux dents proéminentes caractéristiques du peuple Biwat, qui aurait été très précisément trouvé le 2 août 1909 ; il passe ensuite par le musée dresdois, avant d’être échangé contre une autre pièce avec un collectionneur berlinois (50 000/80 000 €). Quant à l’art de la Polynésie, il brille aussi dans cette vacation multiculturelle ; on retiendra en particulier un surprenant dieu-bâton de Rarotonga, aux îles Cook, nécessitant pas moins de 350 000 à 450 000 €. Car, datant probablement du XVIIIe siècle mais acquis cent ans plus tard par un Anglais, «Monsieur Thomas», il est l’un des rares survivants des autodafés d’objets sacrés, organisés par les missionnaires en Océanie. En bois de fer, il présente une succession de figures liées au créateur Tangaroa, ainsi que d’évidents éléments phalliques qui auraient dû le condamner à disparaître, comme ses semblables.