Dans son essai L’Univers sans l’homme, le directeur de la Fondation Hartung-Bergman explore la vision des «artistes contre l’anthropocentrisme», comme en écho aux travaux de Hans Hartung et Anna-Eva Bergman. Pas de hasard donc. Décryptage de l’ouvrage avec son auteur.
Comment vous est venue l’idée de travailler sur ce sujet ambitieux ?
Très présent dans la philosophie aujourd’hui chez Quentin Meillassoux par exemple , ce sujet est également traité par quelques grands artistes contemporains, comme Pierre Huyghe, dont l’exposition au Centre Pompidou en 2013 m’avait fasciné. Il m’apparaissait urgent de proposer un ample récit de la notion d’«Univers sans l’homme», parce qu’elle désaxe notre regard, casse l’illusion de centralité et de toute-puissance de l’être humain, à rebours de la vision dominante de la Renaissance qui fait de l’homme la mesure et le point de convergence du monde.
Pourquoi démarrer avec le tremblement de terre de Lisbonne de 1755 ? Est-ce parce qu’avec l’avènement des Lumières, l’humanité était enfin capable d’entendre qu’elle pouvait disparaître ?
Le séisme de Lisbonne fait des dizaines de milliers de morts en 1755. Face à une justification religieuse qui parle de Providence divine, les voix de certains penseurs, comme Voltaire ou Kant, s’insurgent : cette nature qui fait le malheur de l’homme est une pure mécanique, aveugle à son sort. Ce qu’induit cette idée, c’est que cet immense drame humain procède précisément du fait que la nature agit, se meut, indifféremment à l’existence humaine et non pas pour ou contre elle, selon une quelconque volonté divine. Dans cette optique, l’univers sans l’homme s’avère donc pensable et possible.
Vous suivez un parcours chronologique pour décrire une lente prise de conscience collective…
C’est en effet une généalogie sur deux siècles et demi, difficile, exigeante, mais qui permet je l’espère de faire sentir toutes les variations artistiques de ce dépassement et de ce déclassement de l’être humain, depuis les visions d’une nature indomptable et agressive chez Joseph Vernet ou Turner, jusqu’aux perspectives de l’intelligence artificielle de 2001, l’Odyssée de l’espace ou Matrix.
Quel est le rôle du darwinisme dans la grande dilution cosmique exprimée par les artistes ?
Une place insoupçonnée et immense. Le choc darwinien, c’est celui d’une prise de conscience. En l’homme, qui est l’étape d’une longue et lente évolution, il y a tout à fait autre chose que de l’homme. Il y a originellement du ver, du singe, du «bestial». Et, parce qu’il est amené à évoluer encore, l’homme devient potentiellement la matrice de métamorphoses, d’hybridations inquiétantes aux yeux des artistes. Chez Alfred Kubin, par exemple, le darwinisme imprègne une iconographie spéculative où les humains deviennent des créatures monstrueuses qui, de surcroît, se retournent contre les humains eux-mêmes. La littérature et le cinéma fantastiques vont exploiter abondamment cette hantise.
Avec cet ouvrage, vous faites œuvre de lanceur d’alerte. Vous voulez une prise de conscience des enjeux et replacer les artistes dans le débat écologique ?
Oui. Disons plus généralement que je suis convaincu, dans la lignée du philosophe Bruno Latour, que de grands enjeux contemporains, au premier rang desquels le choix ou non d’une écologie politique et le respect de toutes les composantes du vivant, ont besoin de s’incarner dans des formes fortes. Et je crois qu’il appartient à l’art et à ses médiateurs historiens, critiques, commissaires… d’être à la hauteur de cette ambition vitale. Je trouve, en la matière, l’esprit et la programmation de lieux comme le Palais de Tokyo et le BAL, à Paris, ou l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne, vraiment excellents.
Beaucoup d’artistes sont présentés dans votre livre. Quels sont ceux qui vous ont le plus marqué ?
Sur un plan personnel, je citerais trois découvertes marquantes : un stupéfiant dessin de Victor Hugo magnifiant un champignon ; les dernières images montrant Melbourne vide dans le film hollywoodien Le Dernier Rivage de Stanley Kramer (1959) ; et les œuvres du Hollandais Bas Jan Ader, fuyant les humains jusqu’à s’abîmer et mourir en plein océan à bord d’un petit navire, seul, au titre d’une performance artistique (1974).
Vous avez emprunté votre titre à Baudelaire, que cette perspective préoccupait pour le moins. Vous semblez moins inquiet par cette éventualité…
Je suis fondamentalement humaniste, et je suis certain que toutes ces œuvres, renvoyant d’une manière ou d’une autre l’humain à sa modicité, servent sa cause en retour. Le choix de cette étude me fait régulièrement passer pour un «décliniste» et pour quelqu’un qui reste fasciné par la disparition prochaine de l’homme, mais je vous garantis que ce n’est pas le cas. Je conviens néanmoins que l’avenir est incertain, oui.
LA FONDATION
Hartung-Bergman
Thomas Schlesser est depuis 2014 le directeur de la Fondation Hartung-Bergman, un lieu unique hors du temps. En 1960, séduit par la lumière du site, Hans Hartung achète un terrain planté d’oliviers centenaires, le «Champ des oliviers». Il mettra dix longues années à parfaire les plans puis la construction de son atelier idéal, avant de s’y installer en 1973 avec son épouse, la peintre Anna-Eva Bergman. L’ensemble fonctionne en un premier bâtiment en partie haute, lieu de vie organisé autour d’un patio extérieur, et un second en contrebas, l’espace de création. D’un blanc immaculé et épuré, il semble posé sur le bleu du ciel méditerranéen. En pénétrant dans le saint des saints, l’espace de création, la présence d’Hartung est presque palpable. Ses pinceaux, balais de genets, brosses, et autres tyroliennes et pulvérisateurs sont là, posés dans un coin, prêts à reprendre du service. Les murs et le sol sont maculés de taches de peintures et se font œuvre. Les tableaux sont accrochés sur des rails, attendant d’être dévoilés. La Fondation a hérité de tout cela et veille à accomplir trois missions : conservation, traitement et diffusion d’un patrimoine composé de l’architecture, des œuvres et des archives. Les catalogues raisonnés sont publiés uniquement en ligne, le choix du numérique s’expliquant par une volonté de privilégier l’accessibilité à tous et le caractère scientifique de la démarche. Elle fait aussi œuvre d’utilité publique en participant à de grandes expositions. La manifestation «Hartung et les peintres lyriques» à Landerneau, au Fonds Hélène et Édouard Leclerc, s’est achevée le 17 avril ; celle en cours au domaine de Kerguéhennec, L’Atelier d’Antibes avec le prêt de 60 œuvres, offre une occasion de découvrir le travail trop peu connu d’Anna-Eva Bergman. Thomas Schlesser raconte la fondation comme une tâche d’encre d’Hartung qui devient quelque chose grâce au travail de fourmi de toute l’équipe, dont une partie travaillait déjà du vivant de l’artiste. Jeune et passionné, il est également professeur au département des sciences humaines de l’École polytechnique, «parce qu’il est essentiel de montrer à de futurs ingénieurs que l’art n’est pas simplement un supplément d’âme mais ouvre des passerelles à la science». Son engagement fait écho à une dernière vocation de la Fondation : favoriser la recherche et les débats en histoire de l’art. Heureux dans ce lieu hors du monde, il évoque un temps de latence, dont l’exigence d’immédiateté est absente, où l’on ne calcule pas la notion de rentabilité intellectuelle. Au-delà de leurs caractéristiques artistiques, très différentes, l’œuvre d’Anna-Eva Bergman et celle de Hans Hartung partagent une visée que l’on peut qualifier d’«anthropofuge» qui fuit l’Humain et sa représentation. Les échelles y vacillent. La peinture, par des moyens souvent très simples, donne à sentir les vertiges de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, et participe ainsi à cette relativisation de l’Humain.