Le collectionneur d’art et de design venait de nous accorder une interview sur sa passion des chaises, dont une partie est exposée à Lausanne. Sa disparition brutale, le 24 janvier, l’a douloureusement placée sous une autre actualité.
Après votre grand père Josef Mueller et vos parents, Jean Paul et Monique Barbier-Mueller, vous représentez la troisième génération de collectionneurs dans la famille. La collectionnite est-elle génétique ?
Ce n’est certainement pas un hasard. Il était naturel pour moi de vivre entouré de choses… C’est la différence avec la fréquentation des musées, sans vouloir établir de hiérarchie entre les deux : le musée est un temps que l’on dédie à voir et à comprendre les choses, tandis que chez nous, c’était une immersion.
Quel a été votre premier coup de cœur ?
À 20 ans, j’ai visité le Centre d’art contemporain de Genève, qui était dirigé par Adelina von Fürstenberg. C’était au début des années 1980, en plein essor des Nouveaux Fauves, avec Baselitz, Kiefer, Penck, Middendorf… Une aquarelle de Penck m’ayant beaucoup plu, je l’ai négociée par l’intermédiaire de la mère d’un ami, qui était au comité du Centre. Avec le recul, ça a été le signe tangible de mon goût pour les œuvres sur papier, et l’aquarelle en particulier. Mais collectionner n’était pas conscient : je trouvais même que c’était un peu envahissant et coûteux.
Pourquoi les chaises ?
Pendant cinq-dix ans, j’ai acheté de la peinture contemporaine : des Suisses, des Allemands, les chaises étant une sorte d’à-côté. J’ai toujours pensé que ma première chaise devait être dans la mouvance d’André Dubreuil ou de Brazier-Jones, Ron Arad, Tom Dixon, ceux qu’on appelait les «Creative Salvage». En fait, vers 1989-1990, je m’installais et ne voulais pas avoir un mobilier classique ou de série. Alors j’ai cherché des petites séries plus aventureuses, même si je crois avoir commencé par les luminaires, de Borek Sipek notamment, qui faisait des lustres délirants, pas numérotés mais en petits nombres. Cela peut paraître prétentieux mais je cherchais une sorte de qualité dans ces pièces meublantes mais originales, de plus en plus excentriques… et plus tellement meublantes à la fin. Quand ma conservatrice m’a annoncé que j’en avais trois cent cinquante, j’en suis tombé de ma chaise ! Aujourd’hui, je dois approcher gentiment les sept cents, mais je lève le pied. Je n’ai jamais formulé les choses ainsi… La chaise m’intéressait par la diversité des possibles qu’elle offre autour d’un thème en termes de matière, d’échelle et de fonctionnalité.
Que regardez-vous dans une chaise ?
Difficile à dire, cela va très vite. Une de mes précédentes conservatrices m’a dit un jour : «On a le sentiment que vous êtes plus libre pour l’achat d’une chaise que pour celui d’un tableau». L’entrée en matière est plus spontanée. Parfois, je suis heureux de découvrir un autre pan de la créativité d’un artiste comme Thomas Schütte, que je connais. Ou bien c’est un nouveau matériau, un assemblage hétéroclite… Il faut que ce soit surprenant car on part quand même d’une base très codifiée : quatre pieds, une assise et un dossier.
Un projet en grande édition pourrait-il vous intéresser ?
Oui et non. Il y a par exemple la magnifique Prism Glass Chair de Tokujin Yoshioka, qui n’est pas en édition restreinte : elle est en verre trempé et impossible à déplacer, donc de facto un objet un peu limité. Même s’il devait en exister cent à travers le monde, je m’en ficherais car elle est sublime, et sa conception fait qu’on ne la verra jamais dans un hall d’aéroport.
Avec lesquelles vivez-vous ? Les faites-vous tourner ?
À l’instant, je suis assis dans un très bel ensemble en assemblages de bois par Sebastian Errazuriz, composé de huit chaises et d’une table de salle à manger. Pour le reste, j’ai toujours une chaise de Tom Dixon, qui est un peu mon fétiche, achetée chez Gladys Mougin. Globalement, une fois qu'elles ont trouvé leur place, on les garde.
Quiddu confort dans tout ça ?
Il y a les deux extrêmes, les chaises pour s’asseoir et celles pour que l’œil s’exerce. À la question «qu’aimez-vous dans une chaise ?», Bob Wilson répond : «J’aime les regarder». Et puis parfois, elles sont à la fois belles et confortables, c’est une question d’équilibre.
Le design contemporain a du mal à rivaliser avec les vedettes du second marché. Comment l’expliquez-vous ?
Je suis attristé par l’hyper-professionnalisation du marché de l’art contemporain. Dans le design, cela n’a pas pris, ce qui m’apporte une certaine satisfaction car ça reste spontané, foisonnant…
Comment conciliez-vous votre passion de collectionneur et votre rôle au sein du musée Barbier-Mueller ?
Lorsque mon frère Stéphane et moi avons hérité de ce musée, nous avons choisi de poursuivre la programmation en l’infléchissant vers une ligne modernisée. À la mort de mon père, en 2016, ma mère, qui était très attachée à l’Afrique contemporaine, avait ouvert la voie en organisant une exposition autour de Malick Sidibé. Aujourd’hui, nous alternons avec l’intervention d’un artiste contemporain en dialogue avec les pièces de la collection : après Silvia Bächli et actuellement Arik Levy & Zoé Ouvrier, ce sera au tour de Miquel Barceló, un ami de longue date.
La figure du collectionneur a-t-elle beaucoup changé selon vous ?
Je ne pense pas. Cela renvoie toujours à des pulsions assez instinctives et primitives, la première étant celle de l’accumulation : il y a des collectionneurs de boîtes de camembert, de jetons de bordel… Là, il n’y a pas d’ambition métaphysique. La deuxième caractéristique est une recherche de ce qui nous élève au-dessus de notre condition animale.
Mais le paysage est nettement plus spéculatif qu’avant, non ?
On a le droit de s’intéresser à l’art comme véhicule d’investissement, mais il ne s’agit alors plus de collectionner, car il n’y a pas d’engagement émotionnel ou de recherche qualitative. Certes, dans le mix, l’argent n’est jamais entièrement absent, mais c’est le dosage avec les autres motivations qui définit le collectionneur ou l’investisseur. Pour ma part, je ne peux pas revendre, car chaque pièce représente un moment de ma vie. Parfois, je me dis même : «Qu’est-ce qui m’a pris ?»
La collectionnite n’est donc pas une maladie…
Un peu quand même.