La prochaine Biennale Paris rendra hommage aux Barbier-Mueller collectionneurs. On la sait «fille de» et «épouse de», mais Monique Barbier-Mueller a su l’être avec bonheur et indépendance. Portrait d’une femme de l’art.
C’est aux Deux Magots, endroit qu’elle adore et où son père, le grand collectionneur suisse Josef Mueller, l’emmenait enfant, que Monique se confie à bâtons rompus. Née à Soleure en 1929, la petite fille voit ses parents divorcer alors qu’elle n’a que 7 ans. «Mon père a décidé de venir vivre à Paris et je l’ai suivi. C’était en 1936. Nous y sommes restés jusqu’en 1942, quand mon père malade a dû retourner en Suisse. À Paris, nous habitions une maison au 83, boulevard du Montparnasse, aujourd’hui disparue et remplacée par un cinéma de quartier. Un endroit merveilleux. Je me souviens du grand bananier au fond de la cour et aussi de Nicolas de Staël, que je croisais avec son chien berger allemand qui me faisait un peu peur. L’atelier de mon père était extraordinaire, une vraie caverne d’Ali Baba ! J’étais fascinée par ses piles de livres qui montaient jusqu’au plafond sans jamais s’écrouler, et puis par l’accumulation d’objets, de tableaux… Ambroise Vollard nous rendait visite, mon père avait acheté chez lui son premier Cézanne, à 20 ans, le portrait du jardinier Vallier. Je me suis toujours demandée comment cet homme né dans cette petite ville, Soleure, qui aujourd’hui ne compte pas plus de 16 000 habitants, s’est intéressé si jeune à la peinture. Et je crois bien avoir trouvé la réponse. Sa mère perd la vie en accouchant de sa petite sœur Gertrud, et sept ans plus tard leur père disparaît aussi. Les enfants se retrouvent orphelins, élevés par une gouvernante allemande très dure, qui ne leur donne aucun amour. Je me souviens qu’à 80 ans passés, mon père me parlait encore de sa mère si belle, si adorable : “Mais Papa, tu avais quel âge quand elle est morte ?” Et il m’a dit : “un an”. Toute sa vie, ce chagrin l’a accompagné et lui a sans doute donné cette sensibilité exacerbée pour l’art. Les tableaux étaient son refuge.»
On est choisi, appelé par une œuvre
Son premier choc, Josef Mueller le reçoit en 1906. Lors d’une visite à un camarade de classe, il découvre un portrait de femme accroché au mur, un Picasso de l’époque rose. Il a 19 ans, revient chez lui ébloui et décide de ne pas diriger l’usine de son père. Il laissera ça à d’autres, préférant voyager pour découvrir des œuvres d’art et des artistes. En 1918, Josef Mueller possède déjà sept Cézanne, cinq Matisse, cinq Renoir, et aussi des Picasso, des Braque… Sa sœur Gertrud, elle, craque aussi jeune pour un Van Gogh. Le marchand insiste pour lui livrer le tableau au plus vite, elle essaie de l’en dissuader ; elle a tout juste 19 ans et n’ose pas dire qu’elle n’aura de l’argent de sa famille que le jour de ses vingt-ans. «Vous voyez, dit Monique, je suis d’une famille de collectionneurs purs et durs. Ni mon père ni ma tante n’achetaient des tableaux pour spéculer, c’était juste pour leur plaisir. Je n’aime pas trop le mot collectionneur, je dirais plutôt qu’on est choisi, appelé par une œuvre, c’est quelque chose d’assez troublant. Pour ma part, je sais tout de suite si quelque chose me plaît ou pas, je me fie à mon instinct.» C’est pour rendre hommage à sa famille que Monique a consacré un livre à sa tante Gertrud Dübbi-Müller, une amie très proche de Ferdinand Hodler. Il l’a représentée pas moins de dix-sept fois dans de magnifiques portraits et elle-même l’a beaucoup photographié, y compris sur son lit de mort, le 19 mai 1918. L’ouvrage a d’abord paru en allemand et Monique se réjouit qu’il soit publié en français en septembre prochain, aux éditions Noir sur Blanc. Elle a juste un regret : «Mon père comme ma tante étaient des personnes extrêmement réservées et je me repens de ne pas avoir su leur poser plus de questions. Tous deux ont légué une grande partie de leur collection au musée de Soleure et sont unis pour toujours dans leur amour de l’art, qui était leur seule et unique raison de vivre.»
Moi, je préférais l’avant-garde
Quand on lui fait remarquer qu’avant la disparition de son mari Jean-Paul Babier-Mueller , elle se tenait toujours un peu en retrait, ne se mettait jamais en avant, respectant l’égo peut-être un peu surdimensionné de celui qui a 22 ans avait su la séduire, Monique éclate de rire : «C’est vrai, Jean-Paul aimait se mettre en scène, parler devant un auditoire, tout le contraire de moi. Et dire que ce n’était pas du tout mon genre d’homme, moi qui n’aimais que les grands blonds au visage émacié ! Mais, il a su me faire la cour, ses poèmes d’amour m’ont touchée. Soixante-deux ans de mariage, et notre union n’avait rien de forcé. Quand nous nous sommes installés dans notre maison de Genève, comme je savais que Jean-Paul n’avait pas les mêmes goûts que moi, j’ai pris un étage et lui ai laissé l’autre. Il aimait vivre au milieu de meubles Louis XV, moi, je préférais l’avant-garde, le mobilier de demain si possible. On ne s’est pas fatigués, à convaincre l’autre de faire les mêmes choix. Quand Jean- Paul, hélas, nous a faussé compagnie ce 22 décembre 2016, l’hommage à notre musée était déjà prévu à la Biennale Paris pour ses quarante ans d’existence. Il en était très touché et heureux. Nous avons tous conscience que ce musée était très important pour lui et il l’est pour nous aussi. Jamais la ville de Genève et ses autorités ne nous ont manifesté le moindre soutien, même amical. Jean-Paul pourtant était Genevois ; il aimait citer le chevalier de Blouffers : “Genève, c’est une grande et triste ville habitée par des gens qui ne manquent pas d’esprit, et encore moins d’argent, et qui ne se servent ni de l’un ni de l’autre”. Pour ma part, je savais que ce serait comme cela dès le départ et je l’avais prévenu. Je me souviens de l’enthousiasme délirant de Jean-Paul lorsque nous avons créé le musée, en 1977 à Genève. Il avait organisé un très joli buffet pour l’inauguration, mais excepté quelques amis et la famille, seul un vieux journaliste qui avait bien connu mon père s’était déplacé. Ce fut un gros choc pour Jean-Paul, persuadé que les gens allaient accourir éperdus d’admiration. Et je dois dire qu’il s’est beaucoup battu, investi. Pourtant, au début, il ne connaissait pas du tout les arts primitifs, c’est mon père qui lui a tout appris. C’est pour cette raison que Jean-Paul a souhaité rajouter le nom de Mueller au sien.
Le but n’était pas de promouvoir un musée, mais de montrer d’autres cultures, de dire aux gens : “Regardez, il existe des peuples qui ne possédaient pas l’écriture, mais d’autres connaissances que les nôtres” Il faut de la patience pour se mettre à la portée du visiteur. Lui faire comprendre que ce sont des objets d’art, relevant d’une véritable culture. Jean-Paul a réussi à imposer ça. Nous avons rendu à toutes ces populations d’Afrique, d’Océanie, d’Asie et d’ailleurs une dignité qu’elles avaient déjà, bien sûr, mais qu’on ne peut plus aujourd’hui leur contester. Par ailleurs, je trouve très bien que la Biennale Paris ne montre pas uniquement ce que le musée organise, mais aussi les passions de nos trois fils, Gabriel, Thierry et Stéphane. Chacun de nous a sa personnalité, sa collection, et personne n’empiète sur celle de l’autre. Je prête un portrait de ma tante Gertrud par Ferdinand Hodler et aussi un tableau du Soleurois Cuno Amiet, Jeune fille à la capucine.» Toujours très sollicitée par les musées du monde entier pour prêter des œuvres de ses collections, Monique Barbier-Mueller continue, à 88 ans, à s’enthousiasmer pour les peintures de Bacon, Barceló, Baselitz, Richter ou les oxydations de Warhol ce dernier a d’ailleurs fait son portrait, ainsi que celui de son époux. Elle aime aussi les œuvres minimalistes de Brice Marden et d’Agnès Martin, sans oublier Jeff Koons, Chéri Samba… Avec la modestie suisse qui la caractérise, elle conclut cet entretien non sans humour : «Vous savez, je me contente de choisir au petit bonheur la chance les choses que j’aime, il n’y a rien d’admirable là-dedans, mon père comme ma tante n’en faisaient pas toute une histoire.»