Entre manoir anglais et château néogothique, la maison de Louis Mantin, à Moulins, plonge le visiteur dans l’atmosphère bourgeoise de la fin du XIXe siècle.
Louis Mantin (1851-1905) était un visionnaire. Il avait l’intuition que sa maison son grand-œuvre aurait un impact sur les générations futures et deviendrait une référence. Dans son testament, par lequel il lègue à la ville de Moulins sa demeure et ses collections à conserver intactes , il écrit qu’elles montreront «aux visiteurs, dans cent ans, un spécimen d’habitation d’un bourgeois du XIXe siècle». Et il a raison. Les historiens de l’art n’étudient que depuis quelques années l’évolution de l’histoire du goût et la manière dont les ensembles se sont constitués, ce qui situe cette maison au cœur d’une nouvelle approche et d’un réel engouement. «S’intéresser à l’histoire des collections, c’est aussi mieux appréhender la façon dont les œuvres sont reçues et perçues, comment s’élaborent à partir d’elles des critères de jugement […] et comment elles nourrissent des formes de sociabilité originales et décentrées (in Les Sociétés des Amis des Arts, de 1789 à l’après-guerre), constituant de véritables “mondes” artistiques.» Ainsi le notifie l’équipe du programme «Histoire des collections, histoire des institutions artistiques et culturelles, économie de l’art», initié à l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) en 2014. Mieux que les period rooms de musée, à l’aspect parfois artificiellement reconstitué, l’habitation est ici un voyage dans le temps, une immersion dans une demeure-manifeste vivante, où chaque pièce possède sa propre identité et traduit l’érudition de son propriétaire. L’impression aurait toutefois été différente, si l’on avait poussé la porte au début des années 2000. Abandonnée et fermée depuis plus de soixante-dix ans sans entretien ni chauffage, la maison Mantin était dans un état catastrophique, obligeant à d’importants travaux pour lui permettre de retrouver sa superbe.
L’universalisme en ligne de mire
Maud Leyoudec, conservatrice du musée voisin Anne-de-Beaujeu, se souvient : «Le chantier a été compliqué à mener, avec des problèmes de mérule et toutes sortes d’insectes xylophages, des mites, mais aussi des dessins brûlés par le soleil, des animaux naturalisés dans un état déplorable.» La collection d’insectes n’a pu être sauvée : dans certaines boîtes, on ne reconnaissait plus rien. «Tous les parquets ont été déposés et traités par anoxie», ajoute Marc Poligny, guide conférencier depuis la réouverture de la maison en 2010. En tout, 3,4 M€ ont été investis par le conseil départemental de l’Allier, propriétaire des lieux depuis 2004. Aujourd’hui, on découvre l’intérieur d’un haut fonctionnaire qui a décidé, à 41 ans, de «vivre en bourgeois», tenant du cousin Pons et de la «bricabracomanie» balzacienne, tout en étant guidé par un goût de l’accumulation caractéristique des cabinets de curiosités, où se mêlent productions humaines et œuvres de la nature. On trouve aussi bien une collection de clés, que d’archéologie, de minéralogie, de numismatique, de porcelaines, de photographies, de mobilier estampillé, de tableaux… Sans chefs-d’œuvre particuliers, l’ensemble est représentatif du goût d’une certaine bourgeoisie pour un savoir teinté d’universalisme. Louis Mantin, vice-président de la Société d’émulation du Bourbonnais de 1902 à 1904, a été à l’origine de la création du musée Anne-de-Beaujeu (voir Gazette n° 19 du 19 mai 2019). Sa maison a été conçue comme l’écrin de sa collection : «L’architecte René Moreau (1858-1924, ndlr) a dû refaire les plans, car il n’avait pas prévu d’espaces pour les tapisseries d’Aubusson, mais aussi parce qu’il voulait détruire totalement le premier bâtiment familial, alors que Louis Mantin souhaitait en garder une partie. Une double contrainte. Il a fallu adapter le nombre de marches, car il n’y avait pas la même hauteur sous plafond entre la “maison vieille”, comme il la qualifiait, et le nouvel édifice», rappelle Marc Poligny.
Pas de place pour le hasard
Entre manoir anglais et château néogothique, la bâtisse est comparable à la villa Collin, à Fourqueux (Yvelines), construite en 1895 par l’architecte Émile Vaudremer pour l’industriel Armand Collin, ou la villa Tourne-Bride, à Lamorlaye (Oise), conçue en 1909-1910 par Stephen Sauvestre pour Georges Menier. Ce style éclectique est à l’opposé de la conception d’un art total que met en œuvre Victor Horta, à la même époque, dans sa maison de Bruxelles, véritable hymne à l’art nouveau. Louis Mantin est l’héritier d’un XIXe siècle prônant l’éclectisme, l’ostentation et la mise en scène domestique, «le concept de maison étant l’une des principales inventions de l’âge bourgeois», écrit l’historien américain d’origine hongroise John Lukacs. On y oppose espaces publics et privés tout en intégrant les nouveaux critères du confort portés par la révolution industrielle. Ainsi, la demeure est la première de Moulins à posséder «l’électricité, des commodités à tous les étages, une très belle salle de bains avec une baignoire et une robinetterie incroyable, à être chauffée par des bouches d’air», souligne la conservatrice du musée Anne-de-Beaujeu. Nous sommes en «l’année de Dieu 1895», comme l’affichent des cartouches soutenus par des amours sur les vitraux de la chambre néo-Renaissance de Louis Mantin, qui immortalisent également son âge, «Aetatis 44» («J’ai 44 ans»). Tous les murs de cette pièce sont recouverts d’une tenture en cuir doré, très en vogue dans les châteaux du XVIIIe siècle et à contre-courant de la mode du papier peint le XIXe siècle est considéré comme le deuxième âge d’or de ce revêtement mural. Des panneaux, produits par l’atelier avignonnais de Raymond Boissier en 1712, ont été adaptés à l’iconographie complexe du lieu, mêlant sujets mythologique (amour de Bacchus et Ariane), historique (mort de Cléopâtre), allégorique (Terre et Feu) et exotique (chinoiseries). Les étoffes occupent une place importante dans les intérieurs bourgeois, et les tissus de la chambre de femme ont été entièrement retissés ou réimprimés à l’identique : le motif des Amours a été retrouvé dans les archives de la maison Tassinari et Chatel (Lyon), tout comme celui des Tournesols, édité en 1894 par l’entreprise Scheurer-Rott et Fils (Thann, Haut-Rhin), à partir d’une gravure du XVIIe siècle. Rien n’est laissé au hasard dans cette maison, jusqu’à la multiplication des symboles qui, pour certains, restent obscurs, comme un lot de pièces d’or et d’argent placé dans les fondations à la façon des temples antiques. Ou un lustre Empire à pampilles de cristal et à palmettes en bronze doré cachant trois ampoules tricolores la défaite de 1870 est encore dans l’esprit de tous les Français dans le grand salon. Ou encore des figures d’animaux inspirées des Fables de La Fontaine dans l’observatoire, avec ce quatrain sibyllin : «Moi qui fus autrefois une faible partie d’une demeure considérable et orgueilleuse, voilà que je parachève une habitation bizarre : je fus naguère détruite par le feu ; ce que le temps qui dévore tout relève aujourd’hui, demain le temps l’aura de nouveau détruit.» La maison Mantin est pourtant bel et bien vivante, et l’un des joyaux de Moulins.