Depuis qu’il a rénové le jardin des Tuileries en 1990, la notoriété ne l’a plus quitté. En trente ans, le paysagiste a imaginé quelque trois cents lieux qu’il cherche à préserver des fracas du monde.
Comment appréhendez-vous le travail sur un site historique ?
Je m’imprègne du lieu, me plonge dans les archives et parle beaucoup avec les personnes qui vivent sur place. Par exemple, au château de Pange, près de Metz, j’ai très longuement écouté le propriétaire : il connaissait si bien l’histoire du site, défiguré durant des décennies, que j’ai pu en imaginer puis en recréer la physionomie. À Versailles, pour le bosquet du Théâtre d’eau, j’ai d’abord cherché à comprendre les concepts qui avaient présidé à sa construction, en 1671. Et comme le concours ne donnait pas trop de directives, j’ai pu laisser libre cours à ma propre réinterprétation. Mais à mettre mes pas dans ceux de Le Nôtre, j’en avais les tripes nouées !
André Le Nôtre est-il un de vos modèles ?
Pour moi, c’est le plus grand paysagiste de tous les temps, un illusionniste de la perspective qui avait un sens stupéfiant des niveaux. C’est particulièrement visible à Vaux-le-Vicomte, où tout fonctionne sur les trompe-l’œil et l’opposition des proportions. Plus près de nous, je voue une grande admiration au Britannique Russell Page (XXe siècle, ndlr), pour ses jardins informels qui organisent le flou avec une grande précision.
Où puisez-vous votre inspiration ?
Dans le souvenir d’une mise en scène d’opéra, dans un décor de pièce de théâtre… Je me souviens de Phèdre, montée aux Ateliers Berthier par Patrice Chéreau, dans une scénographie de Richard Peduzzi : il y avait une enfilade de portes légèrement décalées, comme une avenue qui danse. Cette imperfection volontaire était intéressante et m’a suggéré des idées. L’inspiration vient d’une image, qui devient une vision.
Comment s’est forgée votre sensibilité esthétique ?
Peut-être dans les innombrables visites culturelles que mes parents concoctaient pour mon frère et moi-même. En tant qu’architecte, mon père était heureux de partager ses enthousiasmes, notamment pour les œuvres du Corbusier… qui me laissaient complètement froid. En revanche, j’aimais beaucoup nos haltes dans les demeures amies de la famille. L’été, sur la route des vacances, ma grand-mère faisait étape chez sa cousine, tante Nona, dont le petit-fils est Henri Carvallo, l’actuel propriétaire du château de Villandry où je suis revenu avec plaisir, bien des années plus tard, pour créer les jardins du Soleil et des Nuages. À l’automne, nous allions rendre visite à Louise de Vilmorin. Ma mère s’installait pour prendre le thé avec son amie, tandis que les enfants étaient envoyés au potager. Il y avait là un Umbellularia californica dont l’odeur m’étourdissait… J’ai eu la chance de pousser la porte de belles maisons, de jardins pleins d’âme. Cela a sans doute forgé une sensibilité, un goût pour le rêve. Mais c’est lors d’un séjour dans un pensionnat en Angleterre que j’ai eu envie de faire de la nature mon métier. Chaque après-midi, je m’échappais des parties de cricket pour aider le jardinier à «éplucher» les rhododendrons. J’adorais nettoyer, désherber, avoir les genoux dans la terre. Mon rêve était de devenir ingénieur des eaux et forêts. Mais, avec mes résultats calamiteux en maths et en physique, je me suis orienté vers le droit.
Des études de droit, c’est très loin de la botanique !
J’ai tout de même fait un mémoire sur la protection des végétaux ! Côtoyer des noms latins était une consolation. Et puis, pendant ces années, j’ai continué à visiter les arboretums, appris les noms des plantes, adhéré à des associations… Sur les conseils d’un ami, j’ai fini par postuler chez Hillier, le grand pépiniériste anglais. Je suis entré comme ouvrier horticole, y suis resté deux ans et y ai tout appris. À mon retour, je suis devenu jardinier au haras de Piencourt, en Normandie, chez Loel Guinness, qui m’a présenté à ses amis. Et ma carrière a commencé.
Un paysagiste est-il un artiste ?
Non. Un artiste est libre, alors qu’un paysagiste travaille avec une foule de contraintes liées à la topographie des lieux, à la qualité des sols, au type de climat, à la présence du soleil, aux plantations ou à l’architecture existantes, aux desiderata du propriétaire et, surtout, à sa capacité à entretenir le jardin. Avec tout cela, j’essaie de faire au mieux. Bien sûr, j’ai mes petites marottes : les allées en gazon, les chambres parfumées où l’odorat est chatouillé par le parfum des fleurs, les prairies semées de boutons d’or, de narcisses, de marguerites… Je m’adapte à l’existant, ce qui m’a valu le surnom de «jardinier caméléon».
Quels liens entretenez-vous avec le monde de l’art ?
J’ai eu la chance de côtoyer de nombreux artistes, dont quelques monstres sacrés, comme Balthus, auquel je rendais visite à Rossinière, ou Lucian Freud. Grâce à François Pinault, j’ai aussi rencontré César, Eduardo Chillida, Richard Serra, Jeff Koons… Ils venaient à la Mormaire, la propriété des Pinault dans les Yvelines, pour installer leurs œuvres dans le parc, dédié à l’art contemporain. Ensemble, nous essayions de trouver l’endroit où leur travail trouverait sa meilleure place. Certains tenaient à être le plus près possible de la maison pour être vus par le maître des lieux, ayant une relation affective avec leur création, alors que d’autres s’en moquaient. Parfois, un artiste avait carte blanche, comme Richard Serra, qui a imaginé une espèce de broderie en acier Corten conçue pour un lieu précis. J’ai gardé des souvenirs très vifs de ces artistes : César, truculent, Jeff Koons, un diable de marketeur tellement sympathique qu’il vous faisait passer par un trou de souris ! Ces rencontres ont été un cadeau.
Où vos goûts vous portent-ils ?
Je suis boulimique ! Peu importent le média et la période. Ce qui compte, c’est l’émotion ressentie. J’adore les dessins, des sanguines de Rubens aux esquisses de Giandomenico Tiepolo. En peinture, j’aime les portraits, notamment ceux de Nicolas de Largillière pour le XVIIIe siècle ou des artistes anglais du début du XIXe, qui ont une maîtrise étonnante du détail, de l’expressivité, de la couleur. Je suis bouleversé par certains tableaux du XVe siècle, comme ceux de Hans Memling, avec ces fonds bleus que l’on retrouve parfois dans la prunelle de ses personnages. Je suis aussi envoûté par le charme romantique qui se dégage de certaines toiles d’Arnold Böcklin, notamment L’Ile des morts, peint en 1886. Il n’y a pas de règle pour les goûts artistiques : on se promène dans un musée ou une exposition et l’on tombe soudain en arrêt devant une œuvre. J’aime toutes les époques et suis très curieux de ce que nous apporte l’art contemporain. Découvrir les spectres lumineux d’Olafur Eliasson à la Tate Modern a été un choc presque physique. J’avais l’impression d’être en apesanteur.
Lorsque vous travaillez avec des artistes, comment se passe cette collaboration ?
Simplement, à l’intuition. Pour créer le bosquet du Théâtre d’eau, j’ai pris le parti de l’enfance. J’ai ainsi choisi de confier la réalisation des fontaines à Jean-Michel Othoniel, car il se dégage de ses œuvres une part de magie et de rêve. En faisant appel à lui, je savais à quoi m’attendre et lui ai donc laissé une paix royale. La suite s’est d’ailleurs faite tout aussi intuitivement : alors qu’il était en résidence d’étude à Boston, Jean-Michel Othoniel est tombé sur un ouvrage de Raoul Auger Feuillet datant de 1701, où étaient dessinés les pas de danse du souverain. C’est de là que sont parties les esquisses aquarellées de ses trois sculptures : L’Entrée d’Apollon, Le Rigaudon de la Paix et La Bourrée d’Achille. Ces trois ballets que le roi avait dansés, il les a transformés en perles de lumière. Lorsqu’il m’a annoncé sa trouvaille, j’ai eu envie de l’embrasser !