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L’obscure clarté de Lee Bae

Publié le , par Maïa Roffé

Fidèle à la dimension rituelle et symbolique de sa culture, cet artiste coréen mène depuis quarante ans un travail ancré dans les pratiques contemporaines. Visite de son atelier parisien, en avant-première de son exposition à la Fondation Maeght.

Lee Bae dans son atelier parisien, en 2016.  L’obscure clarté de Lee Bae
Lee Bae dans son atelier parisien, en 2016.
© KIM Mia © Lee Bae ???????


Pour Lee Bae (prononcez «li-bé»), le noir est une couleur. Profonde, vibrante, qui aspire la lumière comme un trou noir. «Le charbon de bois, avec lequel je travaille depuis toujours, absorbe la lumière. Mon travail n’a rien à voir avec celui de Pierre Soulages, dont les peintures “outrenoires” la réfléchissent». Depuis ses débuts en 1982, l’artiste cherche à capter cette obscure clarté, en s’exerçant chaque jour à dessiner des formes à l’encre de Chine sur du papier, dont certaines donneront naissance à des peintures. Une pile de dessins repose sur une table, au milieu de grandes toiles blanches balafrées de noir, accrochées au mur, sur des chevalets ou installées à plat sur des tréteaux. Dans un angle, des châssis et des pinceaux de toutes tailles sont impeccablement rangés près d’une coupelle de poudre de charbon de bois, et de pots de médium acrylique d’un blanc laiteux. Installé depuis vingt ans dans cet atelier-appartement lumineux, au dernier étage d’un immeuble moderne du quai de la Loire à Paris, l’artiste, né en 1956 dans le district de Cheongdo (en Corée du Sud), prépare une grande exposition personnelle à la Fondation Maeght pour le printemps. Intitulée «Plus de lumière», en référence aux derniers mots de Goethe avant de s’éteindre, elle «présentera ce grand artiste coréen dont le travail très tellurique révèle ce que peut être la sculpture imaginée en lien avec la nature», dit Olivier Kaeppelin, ex-directeur de la Fondation Maeght, à l’initiative de l’événement.
Issu du feu
Du charbon de bois, Lee Bae explore depuis les années 1990 les propriétés plastiques autant que la dimension symbolique et rituelle, très présente dans la culture coréenne. Cette matière née du feu, qu’il utilise sous forme de fusain lors de son arrivée à Paris à cette période, ravive chez lui le souvenir de son usage en Corée et lui semble relever du même univers que l’encre de Chine, obtenue à partir de la suie. «Le charbon était lié à ma propre culture et j’avais besoin, à ce moment-là, de garder un lien fort avec mes propres origines. J’étais parti de Corée pour quitter mes racines mais, arrivé ici, je me sentais étranger, très loin de chez moi, et le charbon de bois me permettait de retrouver l’univers de l’encre de Chine, de la calligraphie», expliquait-t-il en 2011 lors d’un entretien avec le critique d’art Henri-François Debailleux, aujourd’hui commissaire de l’exposition. De même, une vidéo de cérémonie du feu, exposée au musée Guimet en 2015 (Burning a House of Moon, 2014), fait référence à une tradition de son village natal. «Lors de la première pleine lune de l’année, vers le 15 janvier, chaque famille apporte du bois de pin, jusqu’à constituer un tas de trente mètres de haut. Chacun écrit un vœu à l’encre de Chine sur un papier et le fixe au tas de bois. Un jeune homme qui doit se marier prochainement y met le feu. Pendant deux jours, le tas brûle et, lorsqu’il est refroidi, les villageois viennent récupérer un morceau de charbon comme porte-bonheur. Dès que le jeune homme ayant mis le feu s’est marié et a un enfant, il accroche un morceau de charbon au-dessus de la porte à l’aide d’une corde», explique cet homme courtois et tranquille. «C’est une cérémonie qui relève du chamanisme et du dialogue avec la nature», ajoute-t-il en souriant.

 

Landscape, troncs d’arbres brûlés, 1 800 x 1 600 cm. Vue de l’installation au Daegu Art Museum en 2014.
Landscape, troncs d’arbres brûlés, 1 800 x 1 600 cm. Vue de l’installation au Daegu Art Museum en 2014. © PARK Myung-Rae/© Lee Bae



La symbolique de l’arbre
Cette tradition a fait naître chez Lee Bae, à la fin des années 1990, des sculptures de bois brûlé : des œuvres élaborées dans un autre atelier de 600 mètres carrés, situé au pied des montagnes à Daegu, non loin de sa demeure familiale. «Je choisis des billes de bois de sapin de ma région, que je fais cuire dans de grands fours traditionnels de quatre mètres de diamètre pendant quinze jours, explique-t-il. L’ensemble refroidit ensuite quinze jours durant. Une fois qu’il est bien carbonisé, je mets autour des bandes de caoutchouc pour garder la forme originale.» On retrouvera dans le jardin de sculptures de la Fondation Maeght ce type de productions, intitulées Issu du feu, dans une installation créée pour l’occasion. On y verra aussi une installation monumentale de rondins de bois brûlés, posés sur de la terre battue (Landscape), spécialement conçue pour la dernière grande salle du parcours, en rez-de-jardin. Si une œuvre semblable a été montrée en 2014 au Daegu Art Museum, en Corée du Sud, elle n’a jamais été vue en France. De la même façon figurera un imposant quadriptyque de charbons poncés et collés sur toile, dont l’alternance de tonalités mates et d’irisations chatoyantes donne naissance à une véritable marqueterie anthracite. «Mes œuvres en charbon de bois, conçues à partir des pins du Cheongdo, dialogueront avec la forêt de pins de Saint-Paul-de-Vence. La symbolique de l’arbre est fondamentale chez les nobles coréens, qui représentaient les pins en calligraphie, depuis le XVe siècle.» Ancien assistant de Lee Ufan (artiste coréen lui aussi, né en 1936), Lee Bae a travaillé le charbon de bois jusqu’en 2000, jusqu’à son exposition au Musée national d’art contemporain de Gwacheon. «Après avoir fini, j’ai vraiment ressenti le besoin de changer et de le laisser à la nature. Il me restait beaucoup de poudre de charbon, et j’ai un jour tout jeté en l’air, comme si je faisais un happening, une performance. Ce geste m’a fait l’effet d’une libération. Je me suis aperçu que le matériau en lui-même, sa présence physique, ne m’était plus nécessaire et que j’avais désormais uniquement besoin de son image». Depuis lors, Lee Bae réalise des peintures de grand format, où des formes noires abstraites se détachent sur un fond crème, évoquant la couleur du papier de soie coréen.

 

Issu du feu, charbon de bois sur toile, 2000, 210 x 120 cm (détail).
Issu du feu, charbon de bois sur toile, 2000, 210 x 120 cm (détail). © Lee Bae


Retour au dessin
L’artiste superpose patiemment les couches sur la toile, y apposant d’abord au pinceau une forme noire mate en poudre de charbon de bois, avant de la recouvrir d’une couche d’acrylique transparente, à l’aspect laiteux, mêlée à trois pour cent de cire. Travaillant à plat, il recommence ces opérations quatre fois, ce qui donne au support un aspect de glacis. «C’est cette superposition des couches qui communique aux toiles leur profondeur, leur densité et leur vibration», souligne Henri-François Debailleux. Aplats, taches ou cercles noirs, les motifs de Lee Bae n’ont rien de gestuel et sont particulièrement maîtrisés, peints à la brosse ou au pinceau de façon extrêmement minutieuse. «L’exposition révèlera aussi un aspect mal connu de l’artiste, la qualité exceptionnelle de ses dessins, comme en témoigne la série virtuose des kakis secs au crayon sur papier, intitulée “Cheong Do”», ajoute le commissaire. Équilibre entre vide et plein, entre lumière et ombre, l’immatérialité du noir, chère à Lee Bae, sera pour la première fois contrebalancée par une toile de couleur rouge feu au sein du parcours… Un premier pas vers une nouvelle manière ?

Lee Bae
en 5 dates
1956 Naît au Cheongdo, en Corée du Sud
1989 S’installe à Paris
2000 Est élu artiste de l’année et expose au Musée national d’art contemporain de Gwacheon
2014 Rétrospective au Daegu Art Museum
2015 Se voit donner carte blanche au musée national des Arts asiatiques - Guimet, à Paris
À voir
Lee Bae, «Plus de lumière», Fondation Maeght,
623, chemin des Gardettes, 06570 Saint-Paul-de-Vence, tél. : 04 93 32 81 63.
Du 24 mars au 17 juin.
www.fondation-maeght.com

Lee Bae, «Black Mapping», galerie Perrotin,
76, rue de Turenne, Paris IIIe, tél. : 01 42 16 79 79.
Du 17 mars au 26 mai.
www.perrotin.com

L’artiste est représenté en France par la galerie RX,
16, rue des Quatre-Fils, Paris IIIe, tél. : 01 71 19 47 58.
www.galerierx.com - www.leebae.net
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