Celui qui fut l’un des fondateurs du groupe «Les Étoiles», en Chine, n’a jamais aimé se laisser enfermer. Pas même dans ses deux ateliers, entre lesquels il navigue, largement ouverts sur l’extérieur.
En septembre 2020, entre le premier et le deuxième confinement, Wang Keping avait dévoilé une immense sculpture (4,20 mètres de hauteur) sur le parcours d’art du Domaine des Étangs, à Massignac en Charente, où elle est définitivement adoptée depuis un mois. Il l’avait taillée dans un chêne rouge d’Amérique trouvé sur place, en fin de vie, et en parfaite adéquation avec l’immense respect qu’il a toujours manifesté envers la nature. Wang Keping, né en Chine près de Pékin en 1949, avait déjà installé des pièces monumentales en extérieur, notamment pour «Les Champs de la sculpture» sur les Champs-Élysées en 1999 ou pour le Domaine de Chaumont-sur-Loire en 2016. Mais pour Massignac, c’était la première fois qu’il répondait à une commande spécifique et qu’il choisissait un arbre directement sur le site, lui l’habitué des scieries. C’est presque un paradoxe pour un artiste qui a toujours fait de l’atelier le repère et l’antre de sa création. D’ailleurs, il en possède même deux aujourd’hui : l’un à Vitry-sur-Seine, en banlieue parisienne, l’autre en Vendée. Le premier est pour le moins atypique puisque, à l’exception d’une pièce de quinze mètres carrés investis lorsqu’il fait trop froid, dont quatre seulement de libres tant elle est pleine d’outils – burins, gouges et autres maillets, souvent modifiés ou fabriqués par lui en fonction de ses besoins –, son espace de travail se situe en plein air, dans le jardin d’un pavillon assez neutre et suffisamment loin des voisins pour ne pas les importuner par le bruit. C’est d’ailleurs la configuration du lieu qui l’a amené à l’acquérir en 2006, après en avoir occupé quelques-uns depuis son arrivée en France en 1984. Le premier était à Aubervilliers et lui avait alors été attribué par Jack Lang, ministre de la Culture de l’époque. Il l’avait quitté en 1995 pour s’installer dans un autre espace, à Goussainville, avant d’obtenir un atelier de la Ville de Paris en 2002, dans le 18e arrondissement. Si Wang Keping aime tant l’atelier de Vitry, c’est parce qu’il lui permet de mener à bien son «travail saisonnier», selon ses termes. Autrement dit, l’espace ici se distribue en différents secteurs, correspondant aux quatre moments de l’année qui rythment son processus de création. On découvre ainsi une sorte de hangar, couvert mais ouvert à tous les vents, dans lequel il commence le travail. «Je sculpte toujours le bois frais car ensuite, il devient trop dur», explique-t-il. Il le collecte ainsi l’hiver, au moment de l’élagage et de la taille, et commence à en retirer l’écorce pour le mettre à nu. «Si je la laisse, il pourrit, car des champignons se développent et il va craqueler d’une manière qui ne me convient pas. Or, je veux orienter les craquelures pour le séchage final», indique-t-il. Une fois cette «peau» retirée, l’artiste observe attentivement ses blocs pour décider de la forme qu’ils lui inspirent et la dessiner à la craie et à la poudre de charbon de bois – l’une et l’autre étant faciles à effacer. Les traits marqués ne sont pas un dessin mais une indication, une piste pour la tronçonneuse. «Là, une branche me donne l’idée d’un zizi [sic], ailleurs, une partie galbée celle d’un sein», poursuit-il, précisant que «plus que l’essence de l’arbre, c’est telle ou telle partie d’un tronc, ses qualités intrinsèques, qui [l]’intéressent».
Wang Keping passe alors à l’attaque pour dégrossir le billot et lui donner dans un premier temps une forme globale. Il n’hésite pas non plus à taillader la matière ici ou là, comme s’il lui donnait une balafre, pour empêcher qu’en perdant son humidité elle ne se fende ailleurs, sur une partie qui ne lui conviendrait pas. Cette période de travail imposée par la vie du bois le conduit à suivre une dizaine de pièces en même temps, lesquelles s’entassent avant de déménager vingt mètres plus loin, sous un appentis destiné à leur séchage – un an au minimum, parfois bien plus. C’est le lieu de la seconde étape, celle du printemps, au cours de laquelle l’artiste choisit les ébauches de l’année précédente ayant séché, inspecte l’évolution naturelle des différentes essences – dont il est un prodigieux connaisseur –, et commence à sculpter très précisément avec toute sa gamme de ciseaux à bois, tournevis et autres bédanes. Cette phase est longue, méticuleuse, pour donner son équilibre et son harmonie à la forme et soigner les détails, ce qui l’oblige à tourner autour de ses œuvres, à passer beaucoup de temps à les regarder, à réfléchir, à revenir sur des décisions. S’il n’est pas satisfait, il peut les abandonner, et les reprendre deux ans plus tard. Vient alors l’été, la saison du ponçage et du brûlage au chalumeau, manié par lui comme un pinceau à flamme pour glisser des teintes blanches vers toute la gamme de ses noirs. Suit un travail de polissage et de lustrage pour obtenir la patine et la brillance si typiques de ses créations, que l’on va retrouver finalement exposées dans la maison. On aurait presque tendance à oublier ce dernier endroit… Pas Wang Keping, qui, lorsqu’il ne regagne pas son domicile, aime à y rester dormir, surtout au moment des beaux jours ou s’il travaille tard le soir. À côté d’une pièce à vivre, une grande salle dévoile des sculptures terminées, en attente de l’ultime validation du maître avant leur départ pour les expositions. On retrouve évidemment là ses thèmes habituels, des figures féminines, des couples enlacés, des oiseaux. Mais, comme pour lui les œuvres ne sont jamais vraiment achevées, elles peuvent faire l’objet de retouches. Il lui est même arrivé d’en modifier certaines que des collectionneurs lui rapportaient pour des restaurations, parce qu’il pensait pouvoir les améliorer. Même s’il passe tout au long de l’année d’un atelier à l’autre, l’été et d’automne sont les périodes où l’artiste séjourne le plus souvent en Vendée. Situé entre la Tranche-sur-Mer et La Rochelle, face à l’île de Ré, ce lieu acheté en 2019 se compose d’un bâtiment de 800 mètres carrés qui abrita autrefois un chantier naval et d’une ancienne serrurerie, sur le terrain mitoyen. L’aubaine dans la «course à l’espace» pour celui qui affirme n’en avoir «jamais assez» ! Contrairement à Vitry-sur-Seine, c’est principalement dans les murs qu’il travaille là, tout simplement parce que la configuration du lieu, avec ses sept mètres de hauteur sous plafond, permet d’y faire entrer les camions livrant leurs grumes de plusieurs tonnes. Et c’est encore à l’intérieur que sont suspendus les énormes palans pour les manipuler, lesquels ont notamment permis la réalisation des huit grandes sculptures actuellement exposées à la galerie Nathalie Obadia. Mais Wang Keping ne se sent pas emprisonné pour autant : il laisse en permanence les portes et baies grandes ouvertes. Celui qui, en 1979, fut l’un des fondateurs et leaders du groupe «Les Étoiles» – aux côtés notamment de Huang Rui, Ma Desheng et Ai Weiwei, dont il est toujours proche – et que l’on retrouve à 30 ans sur une photo devenue célèbre, brandissant une pancarte lors d’une importante manifestation, n’a jamais aimé se laisser enfermer. Au mois de mai prochain, à l’invitation du musée Rodin, où il exposera cinq grandes sculptures, il proposera un atelier ouvert dans les jardins. Toujours l’idée de l’atelier, toujours l’idée de l’extérieur… Sans doute un signe de liberté.