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Les petites eaux des Champs-Élysées

Publié le , par Jean-Louis Gaillemin

Dans leurs fontaines, plutôt que d’exalter la puissance jouissive de l’eau, Erwan et Ronan Bouroullec ont choisi de la nier. en résultent de tristes échafauds, à peine égayés par les cristaux qui les recouvrent.

Les fontaines des Champs-Élysées, par Ronan et Erwan Bouroullec.  Les petites eaux des Champs-Élysées
Les fontaines des Champs-Élysées, par Ronan et Erwan Bouroullec.
© Claire Lavabre - Studio Bouroullec


Les folies mécaniques et carnavalesques de Jean Tinguely et Niki de Saint Phalle à Beaubourg, les tourbillons chorégraphiques de Jean-Michel Othoniel dans les jardins du château de Versailles où l’eau se contorsionne au rythme des bourrées et rigodons du Roi-Soleil témoigneraient, à ne citer qu’eux, de l’inventivité contemporaine dans le domaine des fontaines. Aussi attendait-on beaucoup de celles promises par la Mairie de Paris pour le rond-point des Champs-Élysées, après vingt ans d’abandon. Mais pourquoi les avoir confiées à Erwan et Ronan Bouroullec ? Car, loin d’exalter ici la puissance jouissive de l’eau, les designers ont choisi de la cacher et de la nier. Au jet, à la saillie de l’eau vive, ils ont préféré la fuite, la perte, l’écoulement. Contenue, dirigée, cachée par des potences de bronze, d’aluminium et de cristal de vingt-trois mètres de hauteur, la malheureuse n’échappe avec fureur à sa morne gouttière qu’en fin de parcours, à quelques mètres de son bassin d’épandage. Seuls l’éclat du soleil sur les cristaux ou l’éclairage nocturne et le bruit de l’onde font oublier un court moment le triste échafaud. Ce ne sont pas de grandes eaux, mais bien de « petites eaux » qui tombent de ces étiques tourniquets. Car «tomber» est bien le mot : «Nous aimons que les matières tombent en prenant la forme que leur impose la gravité, avancent les créateurs. Cela leur apporte beaucoup de naturalité. Au fond, le tombé, la pesanteur, c’est peut-être ce que nous connaissons de mieux.» Couturiers ou fontainiers ? Designers ou artistes ? Les rythmes de l’eau, ses nœuds, ses textures, ce «chaos sensible», pour citer le spécialiste des fluides Theodor Schwenk, sont loin d’être ceux du textile. L’eau ne doit pas tomber mais retomber, les jets paraboliques n’ayant rien de la triste «courbe caténaire» choisie par les Bouroullec à Rennes pour un projet de fontaine et, à Versailles, pour le lustre Gabriel à l’entrée des grands appartements. Quelles mornes «naturalités» !
Homéopathie ou effet placebo ?
Rien dans l’œuvre des deux frères ne laissait présager, en dehors de leurs dessins, leur volonté de s’affirmer comme artistes. Revendiquant leur statut de designers industriels, ils répugnent généralement à imposer des usages, à affirmer un style. Leurs créations jouent sur l’ambiguïté des formes, des matières, des fonctions, et laissent au moderne nomade le choix de savourer «avec modération» les charmes de son bivouac numérique. La chaise Végétal, organique sans l’être, témoigne de ce subtil brouillage de pistes. «Les objets que nous concevons ne cherchent pas à satisfaire une impulsion ludique, comme peuvent le faire des feux d’artifice», précisent-ils. Ni feux d’artifice ni jets d’eau : la fête n’est pas pour demain. La discrétion de leur métier leur semble même aux antipodes de l’art : «On pourrait comparer l’art à l’opération chirurgicale et le design à l’homéopathie, voire à l’effet placebo», aiment-ils à répéter. «Surprise délicate», «source d’émerveillement», «ballet merveilleux» : ces éléments de langage repris et distillés par la presse suffiront-ils à faire effet ? D’insolents critiques commencent à fustiger les «pauvres zizis flageolants et ruisselants» du rond-point. Le Concierge Masqué de Vanity Fair évoque, lui, des «robinets de jardinage cassé» et des «douches de Badepark bavarois» des années 1970. Allusion à la gamme de robinetterie des Bouroullec pour Axor ? Nous ne répéterons pas les métaphores tubulaires et hydrauliques plus osées, glanées sur les réseaux sociaux et dans les dîners en ville. Contentons-nous d’une perle recueillie sur place, auprès d’une passante toulousaine, Centre spatial oblige : «Ça me fait penser à une fusée qui peine à décoller.»

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