Les courses de chevaux sont un thème à part entière dans la peinture européenne, mais jusqu’ici peu exploré. L’exposition est la première de chantilly à approfondir le sujet.
Qu’elle se déroule à Chantilly, haut lieu de l’hippisme en France, n’a rien d’étonnant. Encore fallait-il la volonté d’un homme, celle d’Henri Loyrette, bien connu pour avoir dirigé le musée d’Orsay puis le musée du Louvre, et actuellement membre du Comité d’administration du domaine de Chantilly. L’homme de l’art, étranger au monde des courses, s’est allié à un compère grand connaisseur de cet univers, l’écrivain Christophe Donner. Tous deux ont imaginé un parcours en trois temps, fondé sur l’œuvre de trois peintres majeurs, l’Anglais George Stubbs (1724-1806), et les Français Théodore Géricault (1791-1824) et Edgar Degas (1834-1917). Autour de ces protagonistes de la peinture de chevaux et de courses en son âge d’or, des dernières décennies du XVIIIe siècle aux dernières du siècle suivant, sont aussi présentés quelques-uns de leurs contemporains.
Le «sporting art»
Cette histoire débute en Angleterre où, de longue date, l’on pratique les courses de chevaux, si prisées qu’elles donnent lieu à de multiples représentations : ce que les Anglais appellent le «Sporting Art». Cette imagerie populaire, produite par des artistes spécialisés, était le plus souvent assez rudimentaire et illustrative. Jusqu’à ce qu’un grand peintre ne s’empare du sujet pour lui donner ses premières lettres de noblesse. Celui que les Anglais nommeront «Mr Stubbs, the horse painter» n’est pourtant pas un strict spécialiste : il est portraitiste et peintre animalier. Mais les chevaux deviennent son thème de prédilection, à partir de 1759, et il multipliera tant les sujets de fantaisie comme l’admirable série du Cheval attaqué par un lion , que les «portraits» de chevaux d’élite, à la course, à la chasse, ou bien menés par leur propriétaire, leur jockey ou leur entraîneur. Les tableaux de Stubbs subjuguent par l’acuité d’un pinceau excellant à rendre la puissance et la beauté musculaires des bêtes, mais aussi l’ampleur des paysages où elles sont campées, la transparence cristalline de l’air, la netteté hypnotique de ce pinceau confinant à un certain onirisme. L’apport de Stubbs est aussi de nature scientifique, puisqu’il est l’auteur d’un ouvrage capital, The Anatomy of the Horse, publié en 1766 et appelé à devenir une bible pour les artistes, des deux côtés de la Manche. La passion des courses gagne la France à la fin du siècle, dans l’entourage du duc d’Orléans et du comte d’Artois, puis prend son essor sous la Restauration, à la faveur d’une anglomanie qui est beaucoup le fait des artistes et des écrivains. Géricault, en particulier, grand peintre de chevaux s’il en fut, séjourne en Angleterre, en 1821. Il y expose avec succès son Radeau de la Méduse, admire et copie les œuvres de Stubbs, et y peint son saisissant Derby d’Epsom. C’est une course de chevaux, traitée avec un relatif réalisme mais dans une tonalité épique, avec un ciel noir romantique en diable et une impression de vitesse éperdue, due essentiellement à la position des jambes des chevaux. En effet, Géricault reprend ici ce que Stubbs avait représenté à la toute fin de sa carrière : le «galop volant», c’est-à-dire le cheval lancé les quatre membres en l’air, et non avec les pieds arrière fichés au sol comme le voulait la tradition. Mais il les surélève davantage encore que son prédécesseur, et ses coursiers semblent ainsi filer comme le vent. Ce «galop volant, nouveau canon de la peinture équestre, va connaître une grande fortune. Acheté par le Louvre en 1866, le Derby d’Epsom est salué par la critique et admiré par de jeunes artistes tels que Degas et Manet. Anglophile, admirateur de Géricault et proche de Gustave Moreau qui, au début des années 1860, s’intéresse aux chevaux, Degas peint alors ses premières courses ; ce sera l’un des thèmes dominants de son œuvre. «Le champ de courses, nous confie Henri Loyrette, est d’abord pour Degas un champ d’expériences, celui du sujet moderne.» Il peint, non la course elle-même, mais l’avant ou l’après, les chevaux et les jockeys dans leurs attitudes typiques, mais aussi les tribunes, le public, l’environnement. «Exactement comme il le fait avec le ballet, poursuit le commissaire, chez lui ce sont deux thématiques parallèles, un peu similaires.» Il y expérimente l’un des grands problèmes de la peinture moderne depuis Courbet, qui est l’intégration de la figure à la lumière du plein air. Et c’est sur le terrain des courses qu’il affronte Manet qui, lui, préfère capter le moment le plus tendu de la course, la vitesse, la poussière, la clameur du public.
Le «galop volant»
La peinture de chevaux, qu’il s’agisse de scènes militaires, comme chez Alfred de Dreux ou Édouard Detaille, ou de courses, pose de façon aiguë le problème de la représentation du mouvement. La formule du «galop volant» était une convention généralement admise. Mais les progrès technologiques liés au développement de la photographie allaient changer la donne. En effet, dans les années 1870, deux expérimentateurs, le physiologiste français Étienne-Jules Marey et le photographe britannique Eadweard Muybridge allaient, chacun de leur côté, mettre au point les procédés aboutissant à la chronophotographie : la photographie d’un corps en mouvement, à raison de plusieurs images à la seconde, permettant d’avoir une vision précise et complète du mouvement ainsi décomposé. Leurs reportages portent sur l’homme, bien sûr, sur le vol des oiseaux, mais aussi, principalement, sur la locomotion du cheval, en un temps où la vogue des courses et l’émergence de ce thème pictural focalisent l’attention. Ces mouvements étant trop rapides pour être correctement perçus à l’œil nu, la chronophotographie va apporter de véritables révélations. La publication, en 1878, des planches photographiques de Muybridge montrant des chevaux au pas, au trot, au galop, fait l’effet d’une bombe, en révélant que la représentation du cheval en mouvement, depuis des siècles et des millénaires, était fausse ! Et totalement faux, en particulier, le fameux «galop volant» : jamais un cheval n’a ainsi les quatre fers en l’air. Ces affirmations irréfutables mettent en émoi le monde artistique. Mais le «réalisme scientifique» peine à s’imposer dans les ateliers. Meissonnier et Degas tentent d’intégrer les nouvelles découvertes… puis y renoncent. «On voit comme on veut voir, s’écrie Degas, c’est faux, et cette fausseté constitue l’art.» Rodin, de même, abonde dans ce sens. C’est que le cliché photographique, s’il dit la vérité du mouvement, en même temps le fige, et que l’artiste, lui, opère la synthèse qui, même fausse, donne la sensation du vrai. Et c’est ainsi qu’on voit alors des artistes revenir aux anciennes erreurs, en toute connaissance de cause !
Modernité de la vitesse
«Les courses, insistent nos commissaires, sont un thème emblématique de la modernité.» Une modernité, comme souvent, bien paradoxale, puisque, comme on vient de le voir, elle peut tourner le dos à la science pour lui préférer la tradition. Mais elle ouvre aussi des brèches vers le futur : «Les études sur la locomotion du cheval, écrit le spécialiste des débuts du cinéma, Laurent Mannoni, engendrent, durant la seconde moitié du XIXe siècle, plusieurs techniques d’enregistrement du mouvement qui finiront par donner naissance à la cinématographie moderne.» Ce nouvel art n’allait pas tarder à susciter à son tour les plus folles cavalcades… Et c’est en toute logique que l’exposition se clôt sur un espace de projection dédié à l’image animée.