Le prêt garanti par une oeuvre d’art est une alternative au classique prêt bancaire. Or, il est encore peu pratiqué en Europe, alors qu’il est tout à fait courant aux États-Unis. Explications.
C’est sans doute l’un des aboutissements du processus inéluctable de la financiarisation du marché de l’art. Encore marginaux en Europe il y a quelques années, les prêts garantis par les œuvres d’art – ou art lending – trouvent sur le vieux continent un écho de plus en plus large, aussi bien chez les collectionneurs privés que chez les professionnels du secteur. Un marché de niche longtemps resté chasse gardée des États-Unis. Pour les acteurs du marché de l’art, l’art lending est souvent utilisé comme une alternative aux prêts bancaires classiques. Que ce soit pour un amateur qui souhaite financer de nouvelles acquisitions, une galerie qui cherche à développer sa croissance ou une société qui a besoin de lever de la trésorerie, le prêt contre œuvre permet de débloquer rapidement des liquidités auprès d’une banque ou d’un bailleur – et d’éviter de recourir à de la dette bancaire. «L’initiative est née du besoin en financement des galeries d’art, soit pour acheter des pièces, soit pour se développer, explique Édouard Challemel du Rozier, président et cofondateur de Bail Art, une société française spécialisée dans le leasing d’œuvres et l’art lending. Les banques ne savaient pas répondre à ce besoin, c’est-à-dire leur faire des propositions de financement avec des contre-garanties sur stock.»
Hégémonie américaine
En 2018, la Tefaf s’attardait déjà, dans l’un des rares rapports consacrés à ce sujet, aux perspectives des prêts contre œuvres. À l’époque, les prêteurs et les fournisseurs de financement estimaient que plus de 90 % de ces derniers accordés aux marchands étaient souscrits aux États-Unis. De multiples sociétés américaines se sont alors spécialisées, comme ArtAssure, New Oak, Art Finance Partners, Art Capital Group, Athena et Falcon. Depuis, le marché des prêts garantis sur l’art a connu une croissance importante, avec des encours de l’ordre de 21 à 24 Md$ en 2019, selon une autre étude « Art & Finance » publiée par Deloitte et ArtTactic. Il y a cinq ans, moins de 10 % de la valeur de l’inventaire des marchands était financée par la dette : l’effet de levier – la valeur des prêts sur l’art – représentant entre 5 et 8 % des ventes brutes des marchands. Un chiffre nettement inférieur à celui d’autres secteurs de la vente au détail, où le taux d’endettement moyen se situe entre 46 et 70 %. Le financement des collectionneurs dominait à l’époque le marché des prêts garantis sur l’art, mais l’ensemble des acteurs du commerce de l’art – marchands, galeries, maisons de ventes aux enchères et art advisors – se tournent désormais aussi vers ce type de financement. La Chine elle-même y a recours. Le pays a développé les prêts contre œuvre dès 2009 pour dynamiser son marché de l’art. Mais les politiques chinoises en matière de prêts hypothécaires étant principalement formulées et administrées par la Banque populaire de Chine et la Commission de régulation bancaire, ces dernières dictent leurs conditions. Bien que pour la plupart restrictives, certaines s’avèrent avantageuses, comme le montant du prêt, qui peut atteindre 70 % de l’évaluation de l’œuvre d’art.
Un cadre européen fragmenté
Au niveau international, le poids des États-Unis reste écrasant. Ils représentent près de 90 % du marché mondial des prêts garantis par des œuvres d’art, 80 % des banques privées américaines développant ce type de services. Pourquoi cette prédominance américaine ? Parce que la notion d’art en tant que classe d’actifs y est admise depuis longtemps, a contrario de l’Europe, où celui-ci est surtout considéré pour sa valeur intellectuelle et comme œuvre de l’esprit. Mais surtout parce que le marché américain des prêts basés sur l’art bénéficie d’un cadre juridique plus avantageux, l’Uniform Commercial Code (UCC), qui permet à l’emprunteur de rester en possession des œuvres d’art tant que le prêt est en cours : un avantage indéniable pour les marchands. Le cadre juridique européen demeure pour sa part très fragmenté, ce qui explique la frilosité des banques, mais aussi des structures traditionnelles de prêt. Encore aujourd’hui, l’absence d’un cadre juridique uniforme paneuropéen reste un obstacle au développement de son marché des prêts garantis par des œuvres d’art. Selon le rapport de la Tefaf, seuls 4 % des marchands européens utilisent régulièrement ce mode de financement, pourtant 31 % d’entre eux déclarent qu’ils seraient intéressés par des prêts garantis par l’art, une grande majorité (87 %) souhaitant utiliser ce système pour financer leurs acquisitions. Les marchands spécialisés dans l’impressionnisme, l’art moderne et l’art contemporain seraient les mieux lotis, car la plupart des prêteurs utilisant l’art comme garantie se concentrent sur les segments les plus importants et les plus « liquides » du marché. Cet intérêt manifeste concerne aussi les collectionneurs privés. Dans l’enquête « Art & Finance » de Deloitte, environ 69 % des collectionneurs ont déclaré qu’ils seraient intéressés par l’utilisation de leur collection d’art – ou d’une partie de celle-ci – comme collateral pour débloquer un prêt afin d’acheter davantage d’œuvres, tandis que 31 % souhaiteraient l’utiliser pour financer d’autres activités, voire refinancer des prêts existants (17 %).
Clé en main
À la base de tout prêt contre œuvre, il y a l’indispensable évaluation de sa valeur. Ce travail d’expertise nécessite un encadrement strict. « Pour étudier les œuvres, nous avons monté un comité d’experts nous-mêmes, en les choisissant parmi les meilleurs et les plus réputés dans chaque domaine », précise Édouard Challemel du Rozier, qui a lancé Bail Art en 2009. Après étude du dossier, ce comité d’experts indépendants examine et authentifie l’œuvre. Le financement se détermine alors entre 30 % et 50 % de son estimation basse, à un taux de 10 % pour un prêt d’une durée de dix-huit à soixante mois. « Quelles classes d’actifs couvrons-nous ? Tout type d’œuvres et d’objets d’art ou de collection, du précolombien jusqu’à l’art d’après-guerre, que ce soient des peintures, des sculptures, de la photographie ou du mobilier, voire des instruments de musique ou de grands vins», énumère le président de cette société qui développe des solutions de financement clé en main pour les professionnels du marché de l’art et coordonne la mise en relation entre la clientèle et les investisseurs. Une fois le contrat signé, la pièce est déposée dans un lieu de stockage sécurisé, adapté à la conservation des œuvres d’art. «Cette année, nous avons pour projet de monter un showroom dans Paris pour que les clients puissent montrer leurs pièces dans des conditions optimales pendant la période de gage, ajoute Édouard Challemel du Rozier. S’ils la vendent, ils peuvent sans problème la remplacer par une autre de valeur similaire ou supérieure.» Les maisons de ventes aux enchères ont elles aussi senti le filon. Selon une information rapportée début mars par Bloomberg, Sotheby’s serait en train de développer pour cette année une nouvelle offre de services financiers destinée à ses clients les plus fortunés, basée sur des prêts personnels sécurisés par leur collection d’art. Sotheby’s serait ainsi la première grande maison internationale à proposer un produit de type ABS (Asset Backed Securities), c’est-à-dire des titres adossés à des actifs, en l’occurrence les œuvres. L’ultime étape de la financiarisation de l’art ?