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Lionel Aeschlimann, lorsque l’art et la finance se rejoignent

Publié le , par Stéphanie Pioda

Depuis 2010, Lionel Aeschlimann a impulsé une politique de mécénat et d’acquisition d’œuvres au sein de la banque genevoise Mirabaud dont la collection réunit plus de 500 œuvres. Pour lui, l’art est une façon d’ancrer la banque dans la société.

© Photo Loris von Siebenthal Lionel Aeschlimann, lorsque l’art et la finance se rejoignent
© Photo Loris von Siebenthal

En préambule, pouvez-vous nous préciser quel est votre rapport à l’art ?
Enfant, j’ai baigné dans une culture assez classique. Le glissement vers l’art contemporain est certainement venu de l’envie, de la nécessité ou du besoin de vivre dans notre temps, mais aussi de la prise de conscience que les artistes ont une longueur d’avance sur nous. L’un des premiers que j’ai beaucoup admirés, que je connais et que j’aime toujours, est Philippe Favier. Il déploie un monde imaginaire d’une inventivité et d’une créativité extraordinaires. Beaucoup de ses tableaux font songer à des peintures flamandes du XVIe siècle, incluant des miniatures et des scènes peuplées de squelettes. Il représente la mort heureuse, avec légèreté et poésie. Entrer dans son univers a ouvert les portes de mon propre monde, qui m’était jusque-là caché.

Quand a commencé la collection Mirabaud ?
Un des associés de la banque, Pierre Mirabaud, avait initié dans les années 1960-1970 une collection autour d’un peintre du XVIIIe siècle, Pierre-Louis De la Rive, considéré comme le père de l’école genevoise du paysage. Lors de l’importante exposition que le musée Rath lui a consacrée à Genève en 2002, 60 % des tableaux venaient de notre collection. Dans les années 1980, quelques œuvres d’art contemporain ont été acquises, de Roman Signer par exemple, et lorsque je suis arrivé en 2010, nous avons donné un élan plus fort à cet ensemble. Les discussions ont été très intenses au sein du collège des associés, car nous étions alors en pleine préparation du bicentenaire de Mirabaud.

Pourquoi ce lien ?
Paradoxalement, à force de parler de ces deux cents ans qui glorifiaient cette maison, car peu d’entreprises passent le cap de la troisième génération, je me suis dit que l’art contemporain était cet arc électrique qui nous permettrait de faire un pont entre le passé et le futur. Il vient bousculer nos certitudes et nous rappeler que le plus important est le présent, pour nos clients mais aussi pour la société de façon plus générale. D’où le slogan que nous avons adopté : « Prepared for now ». D’une certaine manière, ce qui reste avec le temps, c’est l’art et la culture. Si l’on pense aux grands banquiers du XVIe ou du XVIIe siècle, comme les Médicis, on ne se souvient pas de leurs opérations bancaires, mais bien de leur mécénat. Ils ont été un moteur pour la création contemporaine.
 

Installations in situ de Moon de Not Vital (né en 1948), 2019, de How High You Can Count d’Émilie Ding (née en 1981), 2017. © Photo Lucien
Installations in situ de Moon de Not Vital (né en 1948), 2019, de How High You Can Count d’Émilie Ding (née en 1981), 2017.
© Photo Lucien Fortunati

Quel lien faites-vous entre l’art et le monde de la finance ?
On dit qu’il est important d’avoir une opinion et des convictions dans les métiers de la finance, mais aussi de ne pas être une girouette et réagir à chaud face à un changement de politique monétaire ou à une nouvelle situation géopolitique. Il faut avoir l’humilité de se remettre en question car si l’on est obstiné, on finira tôt ou tard par commettre de graves erreurs. Je pense que les artistes nous aident énormément à aller dans ce sens.

Quels sont les artistes les plus emblématiques de cette mise en tension de la réflexion que vous recherchez ?
Ann Veronica Janssens nous parle de la lumière, de la science, de l’environnement et du mystérieux, un peu comme Olafur Eliasson ; il est vrai qu’ils ont une pratique assez proche. Avec General Idea, on aborde un collectif historique, originaire de Toronto, connu entre autres pour leur œuvre Imagevirus, détournant la sculpture de Robert Indiana, Love, en un Aids pour alerter sur les ravages du sida. Nous avons également une œuvre très forte de Teresa Margolles, 40 kilómetros, composée de vingt et une photographies et achetée auprès de la galerie Mor Charpentier. Elle évoque la violence des cartels de la drogue à Ciudad Juárez, dans le nord du Mexique, de façon inattendue. Ses photos montrent des paysages très sereins, sur fond de ciel bleu, mais lorsqu’on s’approche, on voit que sous les arbres sont dressés de petits autels, témoignant des affrontements meurtriers entre deux groupes de narcotrafiquants. Elle parle de la violence et de la mort, mais donne de l’espoir avec ces arbres qui sont symboles de vie dans de nombreuses cultures. C’est une œuvre très forte et très belle. 

Certaines pièces de la collection sont très conceptuelles, ce qui implique un cheminement depuis Philippe Favier… Faites-vous appel à des conseillers  ?
Nous n’avons pas de curateur ou d’art adviser à proprement parler pour la collection Mirabaud. Je m’appuie essentiellement sur des galeries pour m’aider à naviguer dans ce marché qui est opaque et compliqué, parfois manipulé, car dans le cas d’une collection d’entreprise, nous avons une responsabilité sociale envers les associés, les collaborateurs et nos clients. Il est donc important de fixer un cadre plus rigoureux que pour une collection privée, pour laquelle on engage seulement son propre argent.

Et parmi ces galeries, s’il fallait n’en citer qu’une ?
La galerie Wilde à Genève, qui m’aide depuis le début à garder une certaine distance et éviter de tomber dans des pièges comme acheter des œuvres mineures d’artistes connus, ou suivre les tendances trop chaudes du moment. Nous essayons de construire une collection qui soit le plus ouverte possible sur le monde, avec un certain nombre de signatures établies, mais aussi beaucoup de jeunes et d’artistes émergents.
 

Christian Marclay (né en 1955), Disques vinyles avec annotations, utilisés lors de performances, 1979-1986, dimensions variables. Collecti
Christian Marclay (né en 1955), Disques vinyles avec annotations, utilisés lors de performances, 1979-1986, dimensions variables. Collection de l’artiste.
© Christian Marclay

Vous exposez les œuvres dans vos bureaux à Paris et à Genève. Lesquelles provoquent le plus de réactions ?
Je pense à une création de Jonathan Monk, qui a dressé une sorte de portrait de l’humanité avec une trentaine de photos en noir et blanc qu’il a glanées dans des marchés aux Puces. On comprend l’intention et l’humour de l’artiste avec le titre, Looking to the left : ce qui les unit est de regarder vers la gauche ! Les gens pensent au départ que ce sont des portraits de membres passés de la banque, mais, comme Allan McCollum, Jonathan Monk nous interroge, toujours avec humour, sur l’unicité de l’œuvre d’art ou de l’être humain. Dans l’entrée de la banque à Genève trône Furniture Sculpture 168, de John Armleder. Il s’agit d’une vraie sculpture au sens formel du terme, puisque l’artiste l’a hissée sur un socle, et on se rend compte qu’elle en possède tous les attributs, avec des ronds, des creux, des formes, des perches... Elle interpelle.

Au-delà de cette collection, vous avez développé une politique de mécénat auprès d’institutions…
Il y a plusieurs actions. Nous avions soutenu les hors les murs de la FIAC pendant plusieurs années, notamment avec des installations d’œuvres dans des espaces classiques, comme c’était le cas sur la place Vendôme. Nous soutenons également le Mamco à Genève et facilitons les acquisitions pendant Art Genève avec d’autres mécènes : le directeur du musée dispose d’un budget et peut acquérir tout au long de la foire immédiatement, sans passer par les comités d'acquisition, qui sont très longs. Nous soutenons également le Zurich Art Weekend et avons signé un partenariat avec le Centre Pompidou, qui a commencé avec l’exposition de Christian Marclay et est envisagé sur le long terme.

En tant que collectionneur vous-même, quels sont vos préférences ?
Mes choix privés sont parfois plus radicaux, puisque je n’ai pas la même responsabilité. On y trouve les signatures de Markus Raetz, Fischli et Weiss, Annette Messager, Paul McCarthy, Raymond Pettibon, des œuvres érotiques, sensuelles, parfois violentes, comme le monde peut l'être, ou encore plus engagées. J’aime les artistes qui nous parlent de la vie, laquelle est faite de choses magnifiques, mais aussi difficiles. Je trouve important de garder les yeux ouverts et l’esprit lucide sur le monde.
 

Lionel Aeschlimann
en 5 dates
1966
Naissance le 12 août en Suisse, benjamin d’une fratrie de trois
2000
Associé au cabinet d’avocats Schellenberg Wittmer, Genève et Zurich, responsable du département de droit bancaire et financier
2010
Rejoint le groupe Mirabaud, créé en 1819, en tant qu’associé gérant, puis également responsable de la division de gestion d’actifs du groupe, créée en 2012
2019
Moon, de Not Vital, est offerte par Mirabaud à la ville de Genève dans le cadre de la célébration de son bicentenaire.
2022
Partenariat de mécénat avec le Centre Pompidou à l’occasion de l’exposition « Christian Marclay ».
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