Après Mons et Bruxelles, c’est Liège, capitale économique de la Wallonie, qui a vécu le 5 mai dernier un événement. En partenariat avec le Louvre, la Boverie – du nom du parc éponyme qui l’entoure, où d’antan paissaient des bovins – vient de renaître.
De nombreux aménagements ont eu lieu au fil des siècles jardin d’acclimatation, vélodrome, bassin de natation , mais ont disparu à l’occasion de l’Exposition universelle de 1905, laissant la place à un Palais des beaux-arts. Il deviendra l’écrin de différentes institutions muséales successives : le musée d’Art wallon et le Cabinet des estampes et des dessins, le musée d’Art moderne puis Mamac. Suite à sa fermeture en 1993, les collections ont subi d’ultérieures fusions et rejoint un autre site, donnant naissance au BAL. À présent, elles font le chemin en sens inverse, le BAL se transformant en réserves. Et retour à la Boverie ! Le cadre est celui d’une presqu’île bucolique prise entre les bras de la Meuse et de la Dérivation. Totalement rénové par le cabinet liégeois p.HD, l’ancien Palais s’est vu doté d’une extension contemporaine réalisée par Rudy Ricciotti, fameux architecte du Mucem à Marseille et du département des Arts de l’Islam au Louvre, portant la surface totale d’exposition à 5 000 m2. Budget de l’opération : 27,6 M€. Liège poursuit ainsi son projet de redéploiement urbain, entamé il y a dix ans, à l’occasion de sa candidature à l’Exposition internationale de 2017. Bien qu’elle n’ait pas été retenue, le dynamisme est toujours là. Une grande figure de l’architecture contemporaine a été choisie pour réaliser le dernier projet urbanistique d’envergure. Après la gare TGV, ouvrage époustouflant, de verre et d’acier, conçue par Santiago Calatrava, et la Médiacité, centre commercial, audiovisuel et de loisirs aux formes futuristes, par Ron Arad, c’est maintenant Rudy Ricciotti qui signe l’extension de la Boverie. Ces réalisations s’alignent sur un nouvel axe urbain, dont le chaînon est une passerelle enjambant la Meuse.
Un lieu de fêtes
Elle a été baptisée «la Belle Liégeoise» en hommageà l’une des premières héroïnes féministes, Anne-Josèphe Théroigne de Méricourt. Liège, qui porte historiquement le nom de «Cité ardente», l’honore à nouveau en s’entourant avec courage de personnalités fortes, parfois «outrancières», selon un mot cher à Ricciotti et, dans sa bouche, laudatif. La ville investit dans la culture, éloignant toujours plus le spectre du déclin minier. Autrefois capitale d’un état souverain, la Principauté de Liège, puis ville à la pointe de la Révolution industrielle, elle se veut aujourd’hui terre d’événements et d’échanges. D’ailleurs, Ricciotti appelle de ses vœux que ce musée soit aussi un lieu de fête, afin que les habitants l’investissent autrement. «Entre deux expositions, il doit rester vide, pour faire place aux performers, au tam-tam et au rock !», a-t-il lancé le jour de l’inauguration devant une assemblée apparemment conquise. Pour cette ville transfrontalière de 200 000 habitants, la mutation n’est pas terminée : une bibliothèque doit encore sortir de terre, et, à la tour des Finances dite «Tour Paradis», viendra s’ajouter un second gratte-ciel, qui fait débat. Dans cette perspective passé-présent, la sculpture cybernétique de Nicolas Schöffer apparaît comme un totem. Érigée en 1961, classée patrimoine exceptionnel de Wallonie en 2009 et depuis peu restaurée, elle a été remise en fonction le 21 juin dernier. La liste des rénovations est déjà longue : Opéra royal de Wallonie, théâtre de Liège, Grand Curtius, Cité Miroir, cinémas Sauvenière. La Boverie en est le point d’orgue. En offrant une greffe de béton et de verre au bâtiment ancien fait de pierre, Ricciotti a complété le projet initial des architectes Jean-Laurent Hasse et Charles Soubre, dont la façade donnant sur le fleuve était restée aveugle.
«Ma liberté, c’est de célébrer le travail des anciens»
Chantre du béton, Rudy Ricciotti avoue une certaine culpabilité dans l’acte de produire un bâtiment, «conscient, dit-il, que le geste est moins réversible qu’une peinture». Il rappelle néanmoins que ce matériau a une empreinte écologique inférieure à l’acier ou à l’aluminium, et souligne que ses constructions sont territorialisées. Par ailleurs, avec ses colonnes, la nouvelle verrière est un hommage à la structure cachée de l’ouvrage du XIXe. Ricciotti précise : «Les fondations sont structurellement révolutionnaires : ce bâtiment est le plus ancien que je connaisse avec des pieux battus en béton (ou pieux Franki). La part invisible de ce lieu devrait donc être classée monument historique !» La verrière repose, quant à elle, sur des pilotis bien visibles, qui rappellent Le Corbusier. La colonne est un élément récurrent pour ce musée liégeois. Dans l’extension, elle se fait l’écho de la nature. Ainsi la colonnade se prolonge-t-elle par l’enfilade des troncs d’arbre longeant le fleuve. Ceux-ci se reflètent en outre sur les vitres, hautes de plus de sept mètres. D’un point de vue structurel, l’évasement au sommet et à la base des colonnes a pour objet d’offrir une bonne résistance en cas de séisme. Et d’un point de vue esthétique, il nous évoque le feuillage et les racines des arbres. Rappelons que Ricciotti est sensible à la préservation du récit en architecture. Si les formes sont apparemment simples, elles ne sont pas minimalistes, ce qu’il résume ainsi : «Il ne faut pas confondre le minimal obséquieux et le minimum radical !» Il refuse de faire table rase du passé. Lui-même établira furtivement un parallèle avec les colonnes égyptiennes. Ricciotti aurait préféré que cet espace reste dépourvu de cimaises, sans les «boîtes» amovibles actuellement en place, au profit d’une exposition de sculptures reflétant la lumière. Si les 1 200 m2 de cette verrière ouverte sur le fleuve et le parc ont inspiré le thème de la première exposition, ils sont encore un point de discussion sur leur utilisation définitive, qui s’oriente néanmoins vers la création contemporaine.
Un hiatus entre la scénographie et le propos de l’exposition
Le Louvre a signé avec la Boverie un partenariat de trois ans reconductible. C’est une mission de conseil artistique, impliquant notamment le montage d’une grande exposition annuelle. Vincent Pomarède, conservateur général du patrimoine et directeur de la Médiation et de la programmation culturelle, a intitulé ce premier opus «En plein air». On s’attendait donc à une clarté absolue, au sens propre et figuré. Malheureusement, l’édition inaugurale n’est pas servie par la scénographie. Dans l’aile XIXe, trop de cimaises enferment et contrarient une déambulation fluide. Notons qu’il s’agit d’un système de cloisons mobiles, donc amené à évoluer. Pour illustrer le rapport de l’homme à la nature, devenue synonyme de plaisir et de jeu, les plus grands noms de l’art moderne ont été conviés à côtoyer des artistes moins connus. Ainsi Daubigny, Corot, Monet, Utrillo, Kokoschka, Chagall, Léger, Matisse et Picasso sont-ils confrontés à Louis-Gabriel Moreau, Emmanuel Lansyer, Jean Béraud ou Antonio Carnicero Mancio et des contemporains tels Martin Parr ou Tony Soulié. On s’est senti un peu perdu dans cette valse des époques et des thématiques : veduta, ports, guinguettes, bains de mer, jeux, leçon d’amour dans un parc, chambres avec vue, musées-jardins… Au sous-sol, c’est une histoire de l’art plus organisée et classique qui se déroule, avec un focus intéressant sur des artistes liégeois tels Lambert Lombard, Gérard de Lairesse et Gilles-François-Joseph Closson. De la Renaissance à nos jours, le parcours égrène les grands maîtres. Leurs toiles sont issues des collections du BAL, constituées notamment d’achats historiques réalisés en 1939. À la vente d’art dégénéré de Lucerne, Liège a sauvé neuf tableaux, classés «trésor» par la fédération Wallonie-Bruxelles. Puis, de Paris, elle a rapporté neuf autres peintures modernes majeures. Les collections de Liège sont très riches et ont souvent été prêtées : 6 000 œuvres, et, plus fragiles, 40 000 dessins et gravures, qui seront exposés par rotation dans «la Galerie noire», étudiée pour une conservation optimale des feuilles. Si, au sous-sol, on regrette la vue entravée sur le parc, la roseraie, et les bassins par les vitres voilées de films adhésifs dépolis, laissons à ce beau musée, encore tout frais, le temps de trouver ses marques. Des aménagements sont envisageables et déjà envisagés