À l’occasion de la parution d’un livre autobiographique, le directeur artistique des Serpentines Galleries, à Londres, se confie sur son métier et sur la place des artistes dans sa vie. Il partage aussi son regard sur le modèle actuel du marché de l’art. Entre autres…
Il n’a pas quitté le fameux Power 100 d’ArtReview depuis 2003, réussissant même à deux reprises à y figurer en tête. Multilingue, multiculturel et multifacette, Hans-Ulrich Obrist officie aujourd’hui aux Serpentine Galleries après avoir été le directeur de l’art contemporain au musée d’Art moderne de la Ville de Paris jusqu’en 2005. Né en 1968 à Zurich, il a débuté sa carrière à la faveur d’une bourse de la Fondation Cartier, attribuée à l’époque par Jean Deloisy. Son approche singulière, mêlant art, architecture, littérature et philosophie, lui a valu une reconnaissance internationale et plusieurs distinctions.
Comment l’idée de cette biographie a-t-elle pris forme ?
C’est Bernard Comment, mon éditeur au Seuil, qui m’a encouragé à écrire ce livre en 2016. J’ai déjà publié plusieurs ouvrages, majoritairement en anglais chez Penguin, principalement à propos du commissariat d’exposition, des institutions et des artistes. Cependant, Bernard estimait qu’il manquait un livre plus intime dans ma bibliographie, une idée qui m’a toujours intéressé, mais à laquelle je n’avais jamais trouvé de temps à consacrer. Pendant le confinement de 2020, Bernard m’appelait tous les jours, me répétant que c’était maintenant ou jamais. Parallèlement, l’artiste Rosemarie Trockel m’avait conseillé de faire parler mes parents, m’expliquant que cela pouvait faire resurgir de précieux souvenirs. Quand ma mère est tombée malade avant le confinement, j’ai passé beaucoup de temps avec elle. Elle était heureuse de se plier à l’exercice de l’interview et, en effet, de nombreuses histoires sur mes premières rencontres avec l’art sont revenues. Elle est décédée en 2019, ce livre lui rend aussi hommage.
L’écriture de votre propre histoire a-t-elle entraîné certains challenges particuliers ?
C’est un exercice différent, mais il y avait un certain flow et une histoire menant naturellement à l’autre. Dans ma vie, il y a toujours eu ce type d’enchaînements, puisque j’ai eu la chance de côtoyer de grands personnages dès l’âge de 17 ou 18 ans. Chaque rencontre avec un artiste conduit à d’autres, mais aussi à des projets et à la création de réalités. En fait, cette continuité dans ma vie a facilité le récit de mon histoire, car j’ai «simplement» eu à reconstruire cette succession d’événements. Rosemarie Trockel, par exemple, m’a suggéré d’interroger les artistes pionniers, malheureusement oubliés dans divers contextes, villes et continents. Elle m’a fait prendre conscience de l’importance de ne pas se concentrer uniquement sur les artistes émergents, mais également de penser à la mémoire et de lutter contre l’oubli. Alighiero Boetti, lui, m’a invité à faire parler les artistes sur leurs projets non réalisés. Depuis, je pose systématiquement ces questions, ce qui a conduit à de nombreuses expositions et travaux.
Les centres d’intérêts des artistes évoluent, comment l’avez-vous vécu ?
J’ai commencé avant l’invention du World Wide Web. La façon pour un artiste de se faire connaître était radicalement différente. Mais ce n’est pas uniquement lié à cela. Les centres d’intérêt, la culture, la perception du monde étaient également autres, alors. Cela a encore changé plus récemment avec le confinement, où tout est devenu digital first… Et, par effet de balancier, est apparu un besoin de revenir à une vie analogique. L’autre changement profond est urgence climatique. Même si ce thème était déjà présent dès mes études d’économie et écologie à l’université de Saint-Gall, il est devenu beaucoup plus prégnant dans le domaine de l’art ces dernières années. C’est pour cette raison que, à la Serpentine Gallery nous avons créé un département d’écologie et collaboré avec de nombreux artistes sur «Back to Earth», une série de campagnes environnementales.
Justement, parlez-nous de vos actions à la Serpentine…
Nous avons décidé de dédier un curateur principal à chacune de ces thématiques et un autre à la question du «civique» : faire partie de la société et rendre à celle-ci. Évidemment, l’un des axes principaux de notre travail reste de soutenir l’émergence des artistes, en leur offrant une plateforme pour présenter leur travail au début de leur carrière. Le pendant de cela est la lutte contre l’oubli : nous vivons dans une ère où l’information est abondante, mais cela ne signifie pas nécessairement que nous avons une meilleure mémoire. C’est pourquoi nous organisons des expositions d’artistes comme Faith Ringgold, Barbara Chase-Riboud ou Kamala Ibrahim Ishaq, qui n’ont pas encore eu de monographie malgré des décennies de travail remarquable. Enfin, il est essentiel pour nous de relier l’art à d’autres disciplines, comme le design et l’architecture. Chaque année, nous commissionnons un pavillon conçu par un architecte contemporain. Cette année, c’est Lina Ghotmeh, une Franco-Libanaise demeurant à Paris, qui a été sélectionnée.
Vous collaborez également à la Fondation LUMA…
Je connais Maja Hoffmann depuis 1991. Lorsqu’elle a initié son projet de fondation, à Arles, il y a environ douze ans, elle m’a demandé de faire partie de son core group, aux côtés de certains artistes comme Philippe Parreno ou Liam Gillick. Chaque année, je collabore à une exposition d’archives. Nous avons notamment travaillé sur celles d’Édouard Glissant, Etel Adnan et, à partir de juillet, d’Agnès Varda. Notre collaboration avec Maja est également très axée sur l’écologie, tant en termes d’artistes qu’en termes de projets. Nous avons ainsi établi des liens forts entre les projets réalisés à la Serpentine et à Arles.
Quelle place tiennent, selon vous, les artistes dans la société contemporaine ?
Beaucoup sont aujourd’hui moins intéressés par l’idée d’événements ou d’expositions temporaires et préfèrent des projets à long terme. Ils travaillent sur des sujets ou des thématiques pendant des années, avec des présentations qui peuvent durer plus longtemps qu’un mois ou deux. Par exemple, Alexandra Daisy Ginsberg a créé pour la Serpentine un jardin de pollinisateurs à Londres, un projet conçu pour évoluer sur plusieurs années. Au lieu d’une exposition éphémère, il s’agit d’un jardin permanent dans notre parc…
Le business model du monde de l’art, qui repose sur l’achat et la vente des œuvres, est-il encore pertinent pour ces artistes ?
Ce modèle ne disparaît pas, mais il peut être complété par d’autres opportunités lorsque les approches varient. Certains projets ne suivent pas nécessairement la même logique économique que le commerce traditionnel d’objets d’art : la création de jeux vidéo, l’architecture, le design, le travail dans la société… En œuvrant sur ces nouveaux médiums, les artistes s’ouvrent de nouvelles possibilités économiques et explorent des manières différentes d’interagir avec la société.
Vous curatez justement une exposition au Centre Pompidou de Metz sur les jeux vidéo…
En effet, mais le champ est beaucoup plus large, cela concerne également la musique, le son, la vidéo, la littérature. La technologie a simplifié et rendu abordable l’accès à la production. Il y a encore quelques années, ce n’était tout simplement pas possible pour un ou une artiste de réaliser un jeu, puisque seules de grandes entreprises avec des budgets importants pouvaient en produire. Mais, avec la démocratisation des moteurs, on a vu fleurir de nombreuses nouvelles propositions. C’est le thème de l’exposition.
La technologie peut-elle aussi aide à la diffusion de l’art, du goût pour l’art ?
Il est important aujourd’hui que nous réfléchissions à la manière dont nous pouvons utiliser les musées dans leur dimension analogique, mais aussi les canaux digitaux, pour créer une zone de contact la plus grande possible avec l’art, pour les personnes qui n’y auraient pas accès autrement. Je me rappelle de ce chauffeur de taxi qui me racontait l’histoire de sa fille : ils n’avaient tous deux jamais mis les pieds dans un musée mais se baladaient ensemble dans le parc de la Serpentine quand celle-ci s’est mise à courir dans le pavillon temporaire d’architecture. Elle a eu une révélation et a trouvé sa vocation… C’est grandement une histoire de hasard !