Près de 2 000 représentants du monde de l’art ont tiré le signal d’alarme après le départ du directeur du musée Reina Sofía, cible d’une campagne de la droite conservatrice. Le 20 janvier, à l’expiration de son mandat, Manuel Borja-Villel a annoncé son retrait du musée national d'art moderne qui abrite le Guernica de Picasso. Pour les pétitionnaires, il est victime d’une «guerre culturelle lancée par l’extrême droite relayée par les médias et certains cercles politiques», une «campagne de calomnies visant le modèle même que le musée représente». Outre des accusations infondées sur les conditions de renouvellement de ses contrats, ABC lui reprochait son inclination pour la création contemporaine, alors qu’il aurait dû glorifier la peinture classique et l’art national espagnol. Le quotidien conservateur vilipendait ses penchants «sectaires» pour les «excès idéologiques de la gauche radicale latino-américaine» : «Musée en réseau, Amérique latine, féminisme, décolonisation, intersections, il a cédé à une vision de l’histoire de l’art projetée à partir de l’hémisphère sud et de la marginalité.» Le journal en voulait pour exemple le réaccrochage des collections avec l’introduction du cinéma et de la photographie et, horresco referens, l’ouverture de «salles dédiées à l’identité sexuelle, l’émigration, l’indigénisme ou l’écologie». Il y a un an, Jaroslaw Suchan, directeur du musée Sztuki à Lodz, a été remplacé par un affidé du gouvernement polonais qui s’est engagé à rompre avec «l’art conceptuel et les manifestations favorables à l’environnement, aux questions de genre ou au queer art ». Le 9 février, à Moscou, la directrice de la galerie Tretiakov a été brusquement congédiée, peu après que le ministre de la Culture l’a sommée de «reprendre les accrochages dans le respect des valeurs morales et spirituelles de la nation russe». Zelfira Tregulova, qui est native d’Ukraine, a été remplacée par la fille d’un haut gradé des services de sécurité.
En novembre, les autorités avaient annulé la Biennale d’art contemporain prévue dans le musée, la Komsomolskaya Pravda rapportant que le personnel avait objecté à la présence «d’installations patriotiques» venant des régions annexées d’Ukraine. Tout ce bruit et cette fureur – sans parler des assauts contre la liberté académique aux États-Unis – peuvent nous paraître bien lointains. En comparaison, les acrobaties d’Emmanuel Macron pour maintenir en poste la présidente de Versailles semblent dérisoires. Et pourtant, la France est le pays occidental où la mainmise de l’État sur les établissements culturels est la plus pesante. Exploitant leur dépendance aux subventions, l’exécutif nomme plus de 200 responsables de musées, théâtres, orchestres, opéras, ballets, écoles ou institutions de recherche, dont il est censé déterminer les grandes lignes politiques. Les énarques en ont profité pour évincer conservateurs et scientifiques, qui n’ont rien vu venir. Les conseillers et amis du pouvoir ont été plus souvent qu’à leur tour remerciés de leurs bons et loyaux services. Aujourd’hui encore, des personnalités politiques sans lien avec la culture guignent le poste de Versailles. Mais, dans l’ensemble, d’une majorité à l’autre, le système a tenu, chaque arrivant ayant eu à faire ses preuves. Ce sont les qualités personnelles, non les présupposés idéologiques, qui les ont départagés. Certains se sont montrés brillants, quelques-uns catastrophiques, la plupart ont surnagé dans une moyenne respectable, mais les institutions ont survécu. Jamais, néanmoins, aucun gouvernement n’a songé à un aggiornamento, offrant au monde culturel les moyens de son indépendance. Qu'adviendrait-il, si un jour la France était soumise à un pouvoir autoritaire, quelle qu’en soit la couleur ? La scène des arts lui serait offerte sur un plateau.