Lucien Treillard était bien plus que l’assistant de Man Ray. Il fut son dernier collaborateur. Par son travail, il participa à la valorisation de l’œuvre de l’artiste et à l’élaboration de sa légende. Dans cette tâche, il ne fut pas seul. Son épouse, Edmonde, dentiste de profession, l’a soutenu toute sa vie, partageant son goût pour l’art et la collection, comme on peut le constater avec cet ensemble qu’ils ont réuni dès leur mariage, en 1959 – au départ touchés par les surréalistes – et enrichi durant toute leur vie. Des photographies, collages, lithographies et objets – dont Pêchage de Man Ray, de 1969 et estimé 20 000/30 000 € (reproduit en couverture et page 6 de la Gazette n° 22) –, composent les 141 lots qui seront dispersés lors de cette vente, s’ajoutant aux 188 de la première dispersion organisée à Paris, le 2 mars 2021, chez Christie’s. « Cette collection s’est construite sur de nombreuses années, explique Emmanuelle de L’Ecotais, spécialiste de Man Ray. Lucien travaillait gratuitement pour Man Ray, qui lui donnait des œuvres en échange. Par ailleurs, Lucien a acheté toute sa vie, en ventes publiques, mais aussi auprès de connaissances du photographe ou, par exemple, des descendants d’une ancienne compagne de Man Ray, Adrienne Fidelin, qui lui vendirent un ensemble de négatifs, qui ont été offerts au Centre Pompidou en 1995. » Et de conclure : « Cette nouvelle vente démontre l’importance et la diversité de la collection ». En effet, s’ajoutent à cette sélection une cinquantaine de clichés d’autres artistes, certains proches de Man Ray, dont ses assistants Jacques-André Boiffard (voir encadré page 20) et Berenice Abbott, qui rencontra le surréaliste en 1920 alors qu’elle était sculptrice. Tout d’abord modèle, c'est à Paris qu'elle devint en 1923 sa collaboratrice. Novice, elle apprend beaucoup de l’artiste alors en pleine ascension, et ouvrira son propre studio deux années plus tard. 4 000/5 000 € sont à envisager pour son Portrait de Jacques-André Boiffard. Le couple Treillard s’intéressa également à l’artiste dadaïste Raoul Hausmann, pionnier du photomontage (quatre épreuves de 1931 tirées vers 1960 sont attendues à 1 000/1 500 €), ou à Henri Cartier-Bresson, dont une épreuve originale du Couronnement du roi d’Angleterre de 1937 se négociera à 3 000/4 000 €.
Man Ray et Treillard, une relation unique
Professeur de lettres au collège de Sartrouville, Lucien Treillard (1936-2004) travaille en parallèle chez l’éditeur parisien Georges Visat, où, un jour de 1960, Man Ray passe le pas de la porte. Il s’avère, comme on s’en doute, que le photographe est un client difficile, au point que l’éditeur, las, envoie à sa place Treillard au 6 bis de la rue Férou afin de clore les discussions concernant un bleu de l’une de ses lithographies. Contre toute attente, les deux hommes s’entendent : c’est le début d’une collaboration de seize années. Depuis son retour en France en 1951, après les années de guerre passées aux États-Unis, Man Ray a abandonné la photographie pour revenir à son premier amour, la peinture. Mais on ne l’a pas oublié, et sa reconnaissance est consacrée en 1961 par une médaille d’or à la Biennale de Venise et une exposition organisée l’année suivante à la BnF. Lucien travaille avec lui pour des rééditions mais aussi des expositions, de Los Angeles, en 1966, à Cologne en 1975. Un travail qu’il poursuivra après la mort du maître en 1976, d’abord avec sa veuve, Juliet, décédée en 1991, et jusqu’à sa propre disparition en 2004.
Man Ray portraitiste
Le portrait, pan majeur de la création de Man Ray, sera également illustré par des clichés vintages, d’autres plus tardifs ou encore inédits, ceux-là de grand format et réalisés à l’occasion de la rétrospective du salon Photokina à Cologne ou de l’exposition à la Bibliothèque nationale de Paris, en 1960 et 1962. « Il a photographié le Tout-Paris dans les années 1920, précise Emmanuelle de L’Ecotais. Sollicité dès son arrivée, en juillet 1921, par un premier cercle d’artistes surréalistes, il s’ouvre ensuite à un second cercle, plus mondain, grâce à la marquise Casati.» Ainsi Pablo Picasso (tirage de 1922 estimé 8 000/10 000 €) côtoiera dans ce catalogue Tristan Tzara (tirage de 1924, même estimation). Le succès est immense, Man Ray profite aussi de la prolifération à cette époque des illustrations photographiques dans les magazines, collaborant avec Vanity Fair, Vogue puis Harper’s Bazaar. Avec Man Ray, quatre à six prises sont suffisantes, le fond est souvent neutre et très peu d’accessoires sont convoqués : il ne conserve dans son Autoportrait que son cher appareil (épreuve de 1932, prisée 15 000/20 000 €). Recadrage et agrandissement sont quasi systématiques dans ses clichés, apportant une étrange douceur à l’image. À ces techniques, il ajoute à partir de 1929 la solarisation, comme pour le portrait d’André Breton à 8 000/10 000 € ou, à la même estimation, celui de Lee Miller : tous deux ont été réalisés en 1929 et tirés en grand format vers 1960. C’est justement avec cette dernière, qui fut sa collaboratrice de 1929 à 1932, qu’il découvrit ce processus par hasard : Lee Miller alluma par erreur la lumière de la chambre noire et exposa des négatifs, créant un halo lumineux autour des figures. « Il en fit un style, qui devint dès lors sa signature », explique Emmanuelle de L’Ecotais.
Figure féminine et érotisme
Délicate, car réalisée directement sur le négatif au risque de le perdre, la solarisation fut également utilisée sur les nus féminins. Particulièrement sensible aux pouvoirs médiumniques selon les surréalistes, la femme devient devant l’objectif de Man Ray un objet de désir. Ainsi de Kiki en 1922, dont un tirage vers 1960 de grandes dimensions, est évalué à 6 000/8 000 €. La féminité, vue au travers des formes du corps, est aussi idéalisée ; Les Larmes de 1932 sont un zoom sur l’œil de la danseuse de french cancan Lydia, sous lequel sont collées deux larmes artificielles (2 000/3 000 €). Avec le célèbre Violon d’Ingres – présenté sous une forme inédite lors de cette vente, en trois sérigraphies sur plastique, en noir et blanc, en bleu et en rose (la version bleue existant en deux exemplaires et la rose en un) –, Man Ray sublime une beauté classique. Devenue mythique, cette œuvre imaginée en 1924 montre donc le dos de Kiki dans une pose rappelant un personnage du Bain turc du grand peintre ; le photographe y ajoute à l’encre les deux ouïes de l’instrument préféré d’Ingres : un jeu de mots visuel suggérant qu’il voue quant à lui un culte au corps de la jeune femme. Daté vers 1970, ce triptyque coloré, inédit sur le marché, « offre une version très pop faisant référence au travail d’Andy Warhol à cette époque et prouvant que Man Ray est capable de se réinventer à la fin de sa vie », affirme Emmanuelle de L’Ecotais. Un lot surprenant qui sera certainement le point d’orgue de cette vente hommage au photographe qui, plus que tout autre, dépassa les limites de la technique pour offrir une dimension artistique à sa discipline.