Réunis par un descendant de l’une des plus anciennes familles coloniales de Nouvelle Calédonie, des objets emblématiques de la culture kanak prennent pour la première fois le chemin des enchères.
À une exception près, les trente-quatre œuvres réunies par Jacques C. sont inédites sur le marché. Ce passionné de culture kanak, décédé en 2018, a recherché pendant près de cinquante ans ces artefacts dans le monde entier. Comme ses ancêtres, il avait la Nouvelle-Calédonie chevillée au cœur. Trois générations avant lui, en 1852, deux frères, Timothée et Hippolyte C., quittaient leur Normandie natale pour l’Australie, afin d’ouvrir à Sydney un restaurant, le Café français. En 1861, Timothée épouse une jeune Irlandaise et se porte acquéreur de 1 500 hectares en Nouvelle-Calédonie, devenue française huit ans auparavant. En juillet de l’année suivante, il débarque avec sa famille de La Gazelle, spécialement affrétée pour l’occasion, et s’installe sur ses terres pour y cultiver la canne à sucre. Son frère le rejoint en 1866. Leur descendant, Jacques C., sera, lui, décorateur d’intérieur à Nouméa et actionnaire d’une galerie d’art contemporain à Paris ; mais il restera toujours attaché à la terre kanak, au point de devenir le vice-président de la Société d’études historiques de Nouvelle-Calédonie.
Massues, herminettes, flèches faîtières…
De fait, les pièces réunies par le collectionneur sont emblématiques de la culture kanak. Trois massues à disques de serpentine fixés à des manches en bois recouverts de tissu (entre 800 et 3 000 €), rappellent celles offertes à l’amiral Bruni d’Entrecasteaux (1737-1793). Ses officiers les baptisèrent «haches-ostensoirs», car elles leur évoquaient l’objet du culte catholique destiné à la monstration de l’hostie. Désignée comme «casse-tête» dans la langue locale, une massue de ce type est bien trop fragile et précieuse pour avoir été utilisée de la sorte. On ne la brandissait que dans un contexte solennel, comme le montrent les scènes gravées sur les bambous. Exceptionnelle par sa qualité, sa taille (l. 38,5 cm) et son très bon état, une herminette à talon joue elle aussi le rôle de présentoir pour une large lame de serpentine. Dès les années 1850, ces outils étaient déjà devenus rares, sans doute en raison du remplacement du travail de la pierre par celui du métal, à la faveur de l’intensification des échanges avec les Occidentaux. Leur importance symbolique s’est néanmoins maintenue, comme en témoigne ici une pièce prestigieuse, ornée d’un visage d’ancêtre lui conférant une aura toute particulière (8 000/12 000 €). Un autre symbole fort de l’identité kanak, décrit par les premiers explorateurs, est la flèche faîtière. Sculptée d’un visage, fichée au sommet de la toiture de la case parfois haute de plus de douze mètres, elle est littéralement la «tête de la maison». Sa présence marque celle-ci du sceau du tabou : dans ce lieu coutumier s’exerce le sacré, fait de consécrations et d’interdits, qui organise la vie sociale en plaçant le quotidien sous l’influence des ancêtres. L’une des flèches présentées, ornée d’un personnage empreint de sérénité et portant un collier descendant sur le torse, présente des marques de percussion. Elles indiquent que la sculpture a sans doute été frappée rituellement : quand le chef meurt, l’objet lui appartenant doit mourir avec lui (25 000/40 000 €). Tout aussi symbolique est le talé, cette applique décorant l’accès de la grande case réservée à la parole du clan. Sculpté en bas relief dans le houp – un arbre noble des forêts primaires d’altitude –, il évoque un défunt. Sous son paisible visage aux yeux fermés, correspondant aux représentations les plus anciennes, un décor géométrique pourrait retracer les liens maintenant le corps dans son linceul de natte (8 000/10 000 €). Une autre sculpture interroge : appartenant au corpus habituellement désigné sous le nom d’«enfants au berceau», elle pourrait figurer une défunte reposant sur un brancard, à laquelle on manifeste les mêmes égards qu’au nouveau-né. Dix-neuf figurines de ce type sont référencées dans le monde, dont une au musée du quai Branly – Jacques Chirac, préemptée à Fontainebleau en avril 2017 (voir Gazette n° 18, page 113). Gageons qu’Emmanuel Kasarhérou, président de l’institution depuis 2020 après avoir dirigé le centre culturel Tjibaou de Nouméa, sera sensible aux objets de cette collection.
De la collecte à la collection
Le mythe kanak des origines veut que le monde ait été créé à partir d’un gâteau de terre semblable à celui d’ignames cuites dans une feuille de bananier, qui en touchant les flots de l’océan Pacifique où il fut jeté, s’ouvrit pour former une île. De la complicité du Soleil et de la Lune, naquirent alors les animaux et les hommes… Cette terre, James Cook la baptise Nouvelle-Calédonie lorsqu’il y fait relâche, en 1774. Antoine Bruni d’Entrecasteaux, parti à la recherche de La Pérouse, lui succède au mouillage de Balade, au nord de Grande-Terre, en 1793. Les deux navigateurs ont à leur bord des naturalistes et des peintres, qui observent pour la première fois les coutumes locales. Les objets collectés sont ceux échangés avec les populations rencontrées. Ces explorations donnent lieu à des publications illustrées, qui suscitent une curiosité émerveillée chez les Occidentaux. Qu’ils soient de passage ou qu’ils s’installent en Nouvelle-Calédonie, à partir de 1843, missionnaires, officiers de marine, médecins et administrateurs coloniaux s’inventent explorateurs. Ils amassent sur place les observations, les spécimens botaniques et les objets, pendant qu’à Paris, des marchands d’art exotique, tel Émile Heymann, proposent des pièces aux artistes curieux de nouvelles formes, mais aussi aux préhistoriens et aux anthropologues. La fin du XIXe siècle voit naître les sciences de l’homme, et avec elles une cinquantaine de collections publiques européennes d’ethnographie, alimentées par les objets glanés en nombre lors des voyages lancés par les musées et les universités, avec la bénédiction des gouvernements. Les premiers ouvrages d’ethnologie kanak sont publiés en 1929 et 1930, respectivement par le naturaliste suisse Fritz Sarasin et le pasteur français Maurice Leenhardt, dont les travaux font toujours autorité. Préoccupés de sauver une culture matérielle en voie de disparition, les deux hommes ont réalisé les dernières collectes, précieusement documentées. Après la Seconde Guerre mondiale, leurs études seront poursuivies et enrichies par d’éminents océanistes, comme Jean Guiart. Aujourd’hui, l’ethnologue Roger Boulay se consacre au récolement des œuvres dispersées dans le monde entier. Celles recensées dans les institutions publiques font d’ailleurs l’objet de l’exposition, «Carnets kanak, voyage en inventaire de Roger Boulay», prévue jusqu’au 16 mai au musée du quai Branly – Jacques Chirac. Celui-ci prolonge ainsi la découverte de la culture de Nouvelle-Calédonie entamée par son exposition «Kanak, l’art est une parole», qui s’est déroulée d’octobre 2013 à janvier 2014. Roger Boulay poursuit son travail d’une vie, avec désormais l’exploration des collections privées.