La décoratrice Syrie Maugham raffolait des miroirs patinés. Alors que l’un de ses paravents de glace surgit dans une galerie parisienne, contons l’aventure de cette Anglaise fantasque qui remua le monde de la décoration durant l’entre-deux-guerres.
Féeries ! » L’exposition orchestrée à la galerie Chastel-Maréchal veut nous faire rêver. On y court… Entre autres créations néobaroques signées Janine Janet, Serge Roche, Line Vautrin, on découvre un trésor : un paravent en miroirs imaginé par la décoratrice Syrie Maugham dans les années 1920. Syrie Maugham : un drôle de prénom et un nom célèbre, celui de son deuxième époux, le romancier et dramaturge William Somerset Maugham. À sa naissance en 1879, la Britannique s’appelle en toute simplicité Gwendoline Maud Syrie Barnardo. Son père, médecin, philanthrope, fondateur d’orphelinats, est protestant. L’ambiance familiale est austère – lecture de la Bible obligatoire chaque dimanche. Pour s’en évader, Syrie convole avec un Américain du Wisconsin, de 26 ans son aîné, Henry Solomon Wellcome, chimiste qui a prospéré dans l’industrie pharmaceutique. Ils se révèlent vite trop différents. Syrie trompe son ennui – et probablement son mari – en compagnie d’un autre Américain, Harry Gordon Selfridge, propriétaire du fameux grand magasin de Londres. Les Wellcome se séparent. Lui refuse de divorcer, c’est inconvenant. Syrie est encore Madame Wellcome lorsque, Selfridge désormais hors circuit, elle rencontre Somerset Maugham et que de leur liaison naît une fille, l’adorable Liza. Syrie ayant enfin obtenu le divorce, William Somerset Maugham, dit Willie, l’épouse en 1917 bien que follement amoureux de Gerald Haxton, un jeune ambulancier rencontré dans les Flandres durant la Première Guerre mondiale. Willie est souvent absent, tantôt aux États-Unis où l’on monte ses pièces, tantôt dans quelque contrée exotique où il court les plages avec son amant. Syrie vit un autre échec conjugal – qui se conclura par un second divorce douze ans plus tard.
Une autodidacte inspirée
Comme une chroniqueuse l’écrit dans Vogue en 1921, « une femme est soit heureuse en ménage, soit décoratrice d’intérieur ». Oui, Syrie se lance dans les affaires. Belle preuve d’indépendance en ces temps où les femmes de la bonne société ne travaillent pas. Elle suit un stage auprès de Thornton-Smith Ltd, maison de décoration. Mrs Maugham a des relations. Hôtesse appréciée, elle est réputée pour donner de joyeuses réceptions, réunissant les personnalités de l’art et de la littérature : Oliver Messel, l’un de ses protégés, décorateur de théâtre, le photographe Cecil Beaton, bientôt illustrissime, le peintre Rex Whistler, l’écrivain Beverley Nichols, Noël Coward, auteur de délicieuses comédies ou encore les Sitwell, Edith, poétesse aussi fortunée qu’excentrique, et ses deux frères. Syrie utilise d’abord sa propre demeure comme « show-room ». Aussi, rentrant de voyage, Willie n’est-il pas sûr de retrouver son bureau, qu’elle peut avoir vendu en son absence. Elle a 42 ans, lorsqu’elle ouvre en 1922 une petite boutique, Syrie Ltd, dans Baker Street. Le succès venant, elle emménage dans le quartier huppé de Mayfair – emplacement idéal pour attirer aristocrates britanniques ou milliardaires du Nouveau Monde. Mrs Maugham voit grand, et pratique des prix exorbitants. Dans la foulée, l’aventurière infatigable traverse l’Atlantique pour s’établir à Chicago et à New York ; elle loue par ailleurs un magasin à Palm Beach, puis à Los Angeles.
La reine du blanc
La décoratrice fournit aussi bien Wallis Simpson, future duchesse de Windsor, que l’élégante Mona Williams, laquelle en est alors à son troisième mari avant de devenir comtesse Bismarck. Selon Pauline C. Metcalf, autrice de la très riche monographie Syrie Maugham, cette dernière conseillait aussi plusieurs stars de l’écran, Marion Davies, Mary Pickford, Constance Bennett. On appréciait ses ambiances claires, lumineuses. Fini les intérieurs sombres et surchargés de l’époque victorienne. Les mises en scène de Syrie sont épurées. « Éliminer ! est l’un des secrets d’un décor réussi », professe-t-elle. Elle se veut « la reine du blanc ». Le cuir qui gaine les chaises, la peau de mouton dont elle habille les sols, le parchemin qui revêt une table basse, les rideaux de satin… tout est ivoire, crème, beige, immaculé. Ajoute-t-elle des bouquets de lilas (blancs), elle prend soin d’en ôter les feuilles vertes. L’épouse de Somerset Maugham a le sens du spectacle, elle ne ménage pas ses effets. Un soir d’avril 1927, au cours d’une soirée chez elle, à minuit pile, la maîtresse de maison dévoile à ses convives – ta, ta, ta, ta – le nouveau décor de son salon : entièrement blanc ! Coup d’éclat. La pièce légendaire revêtue de lames verticales en miroir inspire Cecil Beaton, qui réalisera là plusieurs de ses portraits. Le photographe aime l’effet dramatique des glaces miroitantes. Syrie, aussi. Elle en habille des salles de bain entières, en encadre des cheminées. Les sculptures en plâtre de Serge Roche apportent une autre touche de blanc à ses intérieurs. Voilà un jeune talent. Elle le lance outre-Manche. Syrie Maugham a du flair pour découvrir des artistes prometteurs. Elle est l’une des premières à introduire le mobilier de Jean-Michel Frank dans ses réalisations. Elle sollicite Marion Dorn, créatrice de tapis modernes dont le tissage en relief forme des dessins graphiques. Mme Maugham mêle allégrement productions anciennes et contemporaines. L’audacieuse ! Il est vrai qu’elle traite les antiquités avec quelque désinvolture. Alors que des chineurs traquent pour elle des pièces anciennes sur les marchés aux puces parisiens, elle les fait décaper, patiner, repeindre. Et copier… Entre les mains de ses artisans, le mobilier rococo sculpté devient ivoire et rose, vert foncé et blanc ou argent, qu’il soit d’époque ou de style. Parfois, ses artisans l’agrémentent d’une patine faux marbre ou d’une finition craquelée so chic ! Qu’importe l’authenticité du mobilier, seul compte l’effet esthétique ! Les Douanes américaines ne partagent pas cet avis, d’autant que les meubles de cent ans d’âge ne sont pas sujets aux mêmes taxes que les fabrications récentes. Suite à des irrégularités fiscales, Syrie doit fermer ses enseignes aux États-Unis. Son stock est dispersé au cours d’une vente aux enchères à New York, en 1933 : « Un joli mobilier décoratif et d’un goût exquis », annonce la publicité.
Pompons et capitons
Une page se tourne. Le blanc est passé de mode. Trop salissant ! Syrie hisse les couleurs. Avec panache. Ainsi, dans la propriété d’Ina (Claire de son nom de comédienne) et William Wallace, à San Francisco, le salon accueille une moquette rouge, une table enjuponnée de vert, des fauteuils capitonnés bleu. Ah, le capiton ! La décoratrice adore. Amusant détail, les boutons n’arborent pas la même couleur que le tissu tapissant le siège. Elle a une manière bien à elle d’employer les textiles. Ses fauteuils sont garnis de pompons, de franges et autres fanfreluches. Rien de tel que des tissus pour rendre une atmosphère douillette ! À déployer des étoffes, elle s’en donne à cœur joie, notamment chez Stephen Tennant. En effet, le dandy extravagant, intime de Cecil Beaton, poète si fier d’être décadent, lui a confié l’aménagement de
Wilsford Manor, une maison de style Arts and Crafts dont il a hérité ; voluptueux, il donne ses instructions depuis son lit chéri. Fenêtres habillées de drapés bouillonnants, satin brillant rehaussé de dentelle noire, baldaquins de mousseline, peau d’ours jetée devant la cheminée… le décor est digne d’une production d’Hollywood. Syrie Maugham a marqué de sa fantaisie l’histoire de la décoration. Au point que Karl Lagerfeld lui rendit hommage en 2017 alors qu’il présentait sa collection de haute couture au sein du Grand Palais, où ses mannequins défilaient devant des miroirs art déco. Notre Anglaise aurait-elle aussi inspiré le célèbre escalier (classé Monument historique) pavé de glaces chez Chanel, rue Cambon ? La question, certes, est osée.