Particulièrement actif, le musée national de la céramique à Sèvres ne cesse d’enrichir ses collections de chefs d’œuvre des XVIIIe et XIXe. Le point sur ses toutes dernières préemptions.
Dans la prochaine exposition du musée national de Céramique, «Formes vivantes» (du 9 novembre 2022 au 7 mai 2023), qui réunira près de 350 œuvres de la Renaissance à nos jours, il figurera dans la première salle… Qui mieux en effet que ce sucrier dit «argonaute» pour témoigner de ce que les artistes doivent à la nature ? Son nom lui vient, non des héros qui partirent d’Iolcos – l’actuelle Volos – avec Jason à bord de la galère Argo pour retrouver la Toison d’or, mais plutôt de l’Argonauta argo, mollusque céphalopode des mers chaudes, reconnaissable à sa belle coquille blanche spiralée, prisée des collectionneurs et de leurs cabinets de curiosités. Question rareté, notre nacelle en porcelaine (voir page de gauche) l’est suffisamment pour avoir justifié la préemption de l’institution le 24 juin dernier, à l’Hôtel Drouot. Réalisé au triple de son estimation grâce au Fonds du patrimoine – comprenez le service des Musées de France (SMF) –, l’achat s’inscrit dans la politique d’acquisition active menée par la directrice du patrimoine et des collections à la manufacture et au musée de Sèvres, Charlotte Vignon, nommée le 24 février 2020. Spécialiste de la céramique du XVIe au XXIe siècle, elle a été pendant de nombreuses années conservatrice à la Frick Collection et au Metropolitan Museum de New York, ainsi qu’au Cleveland Museum of Art. Son challenge de ce côté-ci de l’Atlantique ? Dynamiser l’établissement sévrien, dont les trésors ne sont pas assez connus et partagés. «C’est une maison qui a beaucoup de potentiel, qui est à un moment charnière de son histoire, dont se pose la question de la rénovation [l'institution est l’un des derniers musées nationaux à ne pas avoir bénéficié de travaux importants, ndlr], de son public, de son image, dont la collection n’est pas encore disponible en ligne.» Laissant aux musées des châteaux de Versailles, de Fontainebleau ou de Compiègne la vocation d’acquérir des pièces de provenance historique, Sèvres se concentre sur «les objets rares et atypiques par leurs formes, leurs couleurs, leur technique, leurs décors, démontrant l’extravagance, le savoir-faire et la diversité des productions de la manufacture royale».
De la faïence à la pâte tendre
«La manufacture ayant toujours eu vocation à vendre les pièces qu’elle produisait, le musée n’était pas le réceptacle de leur destination. Ces porcelaines récemment acquises sont des chefs-d’œuvre qui viennent combler des manques dans notre parcours, et qu’il est important de montrer», déclare Charlotte Vignon. Décidément très à l’affût, le musée «ne s’interdit aucune pièce importante, et bien sûr exceptionnelle, qu’il s’agisse de porcelaine, de faïence, de grès, de terre vernissée, même extra-européenne, qui viendrait compléter l’histoire de ses collections». Et si, jusqu’à présent, l’institution laissait un peu de côté les collections documentaires, là aussi les choses sont en train de changer. Il y a quelques mois, grâce au soutien de sa Société des amis, au mécénat du joaillier Chaumet et du SMF, elle négociait de gré à gré l’entrée dans ses collections d’une paire de vases «ruche» en porcelaine tendre blanche rehaussée d’or (vers 1770), à décor en relief d’osier tressé, le couvercle en forme de paille et épis de blé noués par des rubans. Nos précieux pots de miel – visibles au Carré actualité du musée – ont pour jumeau un exemplaire cédé 99 200 € à un collectionneur le 18 octobre 2019 (Doutrebente OVV. M. Froissart, expert). Inutile de s’arrêter en si bon chemin… Le 14 février 2022, le musée inaugurait le réaménagement d’une partie de ses collections, et mettait notamment en lumière un buste de guerrier en faïence émaillée de Nevers, de la fin du XVIIe, préempté pour 19 770 € le 24 septembre 2021 (Kohn Marc-Arthur OVV). Coiffé d’une salamandre, la tête tournée de trois quarts projetée vers l’avant dans un équilibre instable, cette représentation d’Alexandre à la belle palette d’ocre, de bleu et de vert venait étoffer le petit corpus des sculptures de Nevers (voir photo page de droite). À personnage illustre, nouvel écrin…
Napoléon mécène
Élève de David, peintre, miniaturiste, dessinateur et aquarelliste né à Nancy, le nom de Jean-Baptiste Isabey s’inscrit notamment dans le sillage de Napoléon Ier. Le dessin des habits de cérémonie du sacre, c’est lui. Tout comme le premier portrait du Roi de Rome. Depuis longtemps proche de la famille impériale, premier peintre de la chambre de l’impératrice, et peintre des théâtres impériaux, celui que l’on surnomme le «portraitiste de l’Europe» fut aussi lié à la manufacture de Sèvres. Soucieux de faire rayonner les arts et le savoir-faire français – et bien sûr sa personne –, Napoléon commande à celle-ci pas moins de six guéridons – mobilier d’apparat par excellence. La table d’Austerlitz dite «des Maréchaux» est conservée à Malmaison ; une deuxième, décorée autour de la figure d’Alexandre de douze héros de l’Antiquité, appartient aux collections royales anglaises ; une autre, destinée à la famille impériale, est la première commandée, le 21 avril 1806. Charité bien ordonnée… Demeurée en cours d’exécution à Sèvres jusqu’en 1814, cette dernière ne verra toutefois jamais le jour. Le vent de l’histoire a tourné pour le vainqueur d’Austerlitz. Reste cette aquarelle, celle-là même qui aurait été présentée et approuvée par l’Empereur, de la main de Jean-Baptiste Isabey (voir photo page 18). L’artiste succède à Louis-Léopold Boilly (1761-1845), Marie-Louise à Joséphine. Les difficultés techniques inhérentes à la réalisation d’une grande plaque de porcelaine plane et sans défaut imposent le recours à une représentation plus petite du couple, entouré des napoléonides : la reine mère ; Joseph, roi d’Espagne, Caroline et Joachim Murat ; Jérôme, roi de Westphalie, et son épouse ; l’indomptable Pauline et son époux Camille Borghèse… Désireux d’enrichir et de valoriser ses collections documentaires, le musée a préempté cette grande feuille le 24 mai dernier (Daguerre OVV. Cabinet de Bayser). Contraintes de préservation obligent, le fonds d’archives n’est pour l’essentiel connu que des seuls spécialistes. «C’est en train de changer », assure Charlotte Vignon, qui prévoit l’exposition, au Carré actualité, dans les six mois ou douze mois prochains, de l’aquarelle et d’une missive de quatre pages d’Isabey à son ancienne élève Henriette Rath (1773-1856), préemptée à 256 €, le 23 mars dernier (Blanchet & Associés OVV).