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Sandrine Vézilier-Dussart, la dame de Cassel

Publié le , par Anne Doridou-Heim

Un air de kermesse souffle sur le musée de Flandre, 450e anniversaire de la mort de Bruegel l’Ancien oblige. Une invitation à revenir sur la genèse de ce jeune et déjà haut lieu culturel avec sa directrice. 

Sandrine Vézilier-Dussart Sandrine Vézilier-Dussart, la dame de Cassel
Sandrine Vézilier-Dussart
© Emmanuel Watteau


Avant même l’ouverture du musée départemental de Flandre, le projet d’une exposition sur les fêtes et kermesses était dans ses cartons. Forte de la notoriété de ses dernières propositions et profitant de l’année Bruegel, largement célébrée en Europe, Sandrine Vézilier-Dussart s’attelle à ce nouvel opus avec une passion communicative, en parfaite symbiose avec ce thème entraînant.
 

Jan I Bruegel (1568-1625), Une fête villageoise, 1600, huile sur cuivre, 47,6 x 68,6 cm, Londres, The Royal Collection.
Jan I Bruegel (1568-1625), Une fête villageoise, 1600, huile sur cuivre, 47,6 68,6 cm, Londres, The Royal Collection. © Royal Collection Trust © Her Majesty Queen Elizabeth II, 2019


D’où vous est venue l’idée de cette exposition ?
Depuis l’ouverture du musée de Flandre, en 2010, je travaille dans le même sens : monter des expositions sortant des sentiers classiques, que ce soit par le choix des sujets explorés ou par la mise en lumière d’artistes moins connus. Et ce dans un seul but, celui de remettre la perception de la peinture flamande au cœur du processus créatif des XVIe et XVIIe siècles. C’est le créneau que j’ai emprunté pour nous différencier et nous permettre d’exister. Le maniérisme est né en Flandre avant de s’épanouir en Italie, de même que l’art animalier. Et que dire de Bruegel l’Ancien justement, un artiste universel, fondateur d’une dynastie de peintres qui va marquer durablement l’histoire de l’art ? En 2009, j’ai eu l’envie d’organiser un projet autour des kermesses, un fait de société essentiel. Il a fallu le temps de la maturation, et le choix de cette année de commémoration autour du 450e anniversaire de la mort du peintre s’est imposé naturellement.
Êtes-vous une ardente promotrice de la peinture flamande ?
Oui, et je le revendique. C’est en découvrant une œuvre de Rubens, Les Trois Grâces, lors de mon premier emploi d’étudiante dans un musée, que j’ai eu un coup de cœur absolu et ressenti le besoin d’en savoir plus. Je me suis mise à dévorer tous les ouvrages traitant du sujet : c’est ainsi que je me suis nourrie et que j’ai construit mon regard. Pour moi, ces trois femmes, vivantes, incarnées, symbolisent la peinture flamande. Une expression d’une richesse incroyable. Je la vois comme un rébus qui se lit pas à pas, dévoilant ses strates à qui sait les interpréter. Je me bats contre cette vision systématique et réductrice par trop répandue d’une peinture simplement joyeuse et colorée. Les historiens ont toujours mis en avant l’humanisme de l’école italienne. À la Flandre, je caricature un peu, les sabots et les scènes paillardes… Le grand public a encore cette vision, mais il ne faut pas oublier qu’Érasme était flamand ! Il y a dans cette peinture une dimension humaine d’une richesse insoupçonnée pour qui en détient les clés : je veux aider à les appréhender.
Vous êtes aujourd’hui directrice de ce jeune musée : quel a été votre parcours ?
Je suis arrivée en 2000, comme adjointe du conservateur d’un lieu alors fermé pour travaux de restructuration depuis trois années déjà. J’ai secondé trois conservateurs avant de devenir moi-même directrice en 2007, alors que rien n’avait vraiment avancé. J’ai eu la chance d’avoir un président de département ayant une réelle sensibilité transfrontalière. Il a compris mon projet scientifique de fonctionnement par binômes thématiques, qu’il a appuyé et validé. Ce n’est pas un courant artistique qui donne sa coloration à la Flandre, mais une identité culturelle forte : c’est ce que j’ai voulu montrer en mettant en scène soumission et colère, entre terre et ciel, mesure et démesure, ostentation et dérision. Il ne fallait pas tomber dans le piège d’un parcours thématique croisant histoire et ethnographie. Dès le départ, j’ai voulu associer art ancien et art contemporain, montrer que le second se nourrit des traditions du premier et les éclaire d’un nouveau regard. Avec trois personnes seulement dans l’équipe, alors que nous sommes quatorze aujourd’hui, nous avons tout fait.

 

Le musée départemental de Flandre, à Cassel.
Le musée départemental de Flandre, à Cassel.© Philippe HOUZÉ


Avez-vous bénéficié d’un crédit d’acquisition ?
Oui, de 1,3 M€ exactement. Il fallait quand même enrichir le premier fonds ! J’ai acheté en ventes aux enchères notamment, comme un beau paysage de début de carrière de Roelandt Savery à Lille, chez Mercier, mais aussi chez des antiquaires et dans les foires d’art contemporain.
D’où le lancement aussitôt d’un ambitieux programme d’expositions temporaires ?
Ce qui n’était pas simple. Ni moi ni le musée, demeuré fermé pendant treize ans, n’avions de légitimité. Imaginez combien il a fallu se battre pour obtenir des prêts… La première exposition traitait du corps féminin dans la peinture flamande et se nommait «Sensualité et volupté». Elle a été une réussite : nous avons eu plus de cent mille visiteurs venus de toute la Flandre, française et belge. Un encouragement génial à poursuivre, notamment avec «La Flandre et la mer» en 2015. Cette manifestation a justement permis l’identification définitive d’un Bruegel l’Ancien (Le Port de Naples, vers 1563, Rome, galerie Doria-Pamphilj, ndlr), une immense satisfaction. Avec cette exposition, le musée a changé de statut et on nous a regardé différemment. «Gaspar de Crayer», l’année dernière, a renforcé cette nouvelle position.
Vous allez sans doute surprendre une nouvelle fois avec une exposition sur les Bruegel, mais sans le fondateur de la dynastie.
En effet, dans le corpus de Bruegel l’Ancien, seuls trois tableaux représentent des kermesses : deux au Kunsthishorisches Museum de Vienne et l’un au Detroit Institute of Arts. Ils ne les prêtent jamais ! Je le savais en me lançant. La difficulté des prêts mine chaque organisation. C’est la raison pour laquelle je continue à suivre l’actualité des ventes, une politique d’acquisition étant essentielle pour disposer de collections sérieuses et procéder à des échanges. Et même lorsque c’est le cas, ce n’est pas simple : le musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg a toujours refusé de nous prêter des œuvres. Cette année, ils ont enfin accepté, mais nous avons dû y renoncer face aux coûts de transport et d’assurance…
Comment faites-vous face à ce genre de frustration ?
J’ai appris à penser autrement et nous parvenons finalement chaque année à obtenir de très beaux prêts, d’institutions publiques françaises et étrangères, de collectionneurs privés, de marchands et aussi de fondations, comme la Phoebus Foundation d’Anvers, qui nous soutient régulièrement. Cette année, pour la première fois, un tableau provient de la collection de la reine d’Angleterre : un Jan I Bruegel de toute beauté, mon coup de cœur. Et puis je souhaite, au-delà de l’accrochage d’œuvres connues, permettre la redécouverte d’autres artistes qui sont bien plus que des suiveurs. Bruegel a posé un certain canon de la fête flamande, il n’a pas créé le thème. Les générations ultérieures n’ont pas fait que le suivre, elles l’ont enrichi. Il n’existe donc pas un regard sur le sujet, mais un faisceau de visions différentes. Les kermesses, qui se développent dans le premier tiers du XVIIe siècle, sont plurielles, à l’image de la peinture flamande. Le peintre sait se montrer facétieux pour se moquer du spectateur : il ne se fixe aucun interdit, aucun tabou. On est dans la vie, dans toute sa richesse et sa complexité, et le fou n’est pas celui que l’on croit. Il n’existe pas une seule vérité, et c’est ce qui m’intéresse avant tout. Voilà pourquoi je trouve la peinture flamande si riche. Je suis loin d’en avoir terminé avec l’exploration de sa modernité.
Comment avez-vous conçu cette présentation ?
Le nom de Bruegel l’Ancien évoque immédiatement l’image des kermesses endiablées et pourtant, comme je vous le disais, seules trois œuvres sur le sujet lui sont attribuées avec certitude. Ses fils et ses successeurs ont nourri cette impression par leurs multiples répliques. Je tenais à les remettre en lumière et à montrer comment Pieter II et Jan I, Jan Massys, Pieter Aertsen, Pieter Balten, Martin Van Cleve et d’autres encore sont bien plus que des suiveurs : ils produisent des compositions innovantes, par le traitement de l’iconographie comme par le style. J’insiste fortement, la peinture flamande est plurielle et, lorsqu’elle choisit la fête pour sujet, elle cherche à oublier la dureté de la vie par l’expression d’un bonheur éphémère. La quête de tout homme, en somme. 

À voir
«Fêtes et kermesses au temps des Bruegel», musée départemental de Flandre,
26, Grand’ Place, Cassel, tél. : 03 59 73 45 60.
Jusqu’au 14 juillet 2019.
www.museedeflandre.fr
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