À la souplesse du cuir s’attache celle des artisans qui le travaillent. Entre bourrelier et harnacheur, malletier et carrossier, le sellier hérite d’une histoire aussi riche que son matériau.
Est-ce le privilège d’exercer un artisanat de luxe qui a permis à la corporation des selliers d’enrichir son pré carré ? Bien qu’attachés à quatre corporations connexes – celles des chapuisiers, taillant le bois des selles en hêtre ; des lormiers forgeant mors, boucles et éperons ; des bourreliers travaillant le crin et les harnachements des bêtes de somme ; des tanneurs préparant les peaux –, les selliers se réservent, dès le XIIIe siècle, la confection des objets en cuir collé ou cousu et destinés aux cours itinérantes. À une époque où demeures, guerres et tournois jouent d’ostentation, il s’agit d’un marché prospère. L’été venu, dans les châteaux des XIVe et XVe siècles, d’impressionnantes tentures de cuir peintes ou brodées remplacent les tapisseries de laine sensibles à la lumière. Elles sont l’œuvre des « paintres et selliers », désignant souvent une seule et même personne telle que Pierre d’Estrées, sellier du comte Philippe d’Artois. Grâce à la souplesse du matériau, ces artisans créent du mobilier garni de cuir, concurrençant, au XIVe siècle, les menuisiers sans que ces derniers ne puissent s’y opposer. Dès 1370, les selliers fournissent coffres et malles qu’ils considèrent comme un pan du harnachement. Les très rigides corporations ne réagissent pas, à croire que le pouvoir de séduction du cuir les assouplit. Les selles, sambues, housses protectrices et brides médiévales, sublimes œuvres d’art destinées à de riches commanditaires, sont faites des meilleurs cuirs peints ou brodés, enrichies de velours ou d’autres étoffes précieuses. Généreusement décrits dans les inventaires et les textes anciens, ces harnachements nous enseignent que les selliers, contrairement aux bourreliers, n’utilisaient que les cuirs les plus beaux et les plus solides. Les selles achetées en 1292 par le comte d’Artois sont en cordouan vermeil et noir, tandis que les selles blanches garnies de clous étamés appartiennent aux religieux. Plusieurs fois mentionné comme d’un emploi impératif pour les selliers, le cuir blanc désigne le cuir de Hongrie blanchi et solidifié par un tannage à l’alun, de sorte qu’il équipe opportunément les voitures à cheval – un nouveau mode de transport déjà loin de faire l’unanimité à Paris au XVIe siècle… Des fiacres, des carrosses et des chaises à porteurs, les selliers ne font qu’une bouchée et obtiennent, par une ordonnance de 1678, le droit de les fabriquer. Parallèlement, la sédentarisation de la cour et le goût versaillais n’appellent plus à la même débauche de cuir, bien que celui de Cordoue soit toujours convoité. Les voitures – des calèches aux chars triomphants – et les harnachements de l’armée et de l’aristocratie occupent alors le plus les artisans. Et le lent processus du tannage végétal (de trois à quatre ans) peut engendrer des pénuries : par deux fois est instaurée une manufacture royale de cuir de Hongrie – dont le tannage ne prend que quelques semaines – afin d’éviter de recourir à l’importation. La première est active sous le règne d’Henri IV, la seconde est mise en service à Saint-Denis en 1702.
Toujours plus légers et luxueux
Qu’il soit employé pour le cheval ou la voiture, le cuir, dans sa forme, suit les modes avant de devenir moins extravagant au XIXe siècle. Le noir et les nuances fauves remplacent la couleur et la broderie d’or réservées au tapis et à la schabraque de protection de la selle. L’essor de la haute bourgeoisie rejaillit sur le sellier qui a fort à faire avec le harnachement des élégants équipages et, surtout, l’équipement de voyage de leurs propriétaires. Alors que la Révolution industrielle accélère la cadence du monde, le tourisme de luxe est une aubaine pour les selliers. Si l’hippomobile et les cavaliers sillonnent encore la ville, le train et la voiture prennent leur essor et, pour tous, la production d’objets de voyage en cuir s’adapte. Une nouvelle élite fréquentant les hôtels du 8e arrondissement parisien acquiert, au Bazar du voyage, sis rue de la Paix, nombre d’articles toujours plus légers, luxueux et mieux adaptés aux nouveaux modes de transport. En redoutables concurrents, les selliers anglais – implantés à Walsall, alors capitale mondiale du cuir – ouvrent des boutiques dans tout l’Empire britannique et en France, où l’anglomanie parisienne, mêlant luxe et loisir, leur assure de solides débouchés. La maison Hermès, fondée par un sellier-harnacheur en 1837, leur oppose l’art et la manière française. Elle équipe les dandys, des bottes à la cravache et du green au champ de courses. Elle façonne également des selles à partir d’un modèle standard qu’elle personnalise à la demande. Pendant la Première Guerre mondiale, le sellier aura fort à faire pour équiper officiers et sous-officiers de cavalerie. Mais le transport à cheval est peu à peu délaissé et, après avoir gainé les voitures d’attelage, Hermès collabore avec Bugatti, dans les années 1930, pour compenser la baisse des marchés traditionnels. Plus largement, la sellerie doit s’adapter. L’art déco la sollicite pour de petits objets et luminaires en cuir cousu au point sellier (suite de points inclinés, à peine espacés) ou au point Saumur (également appelé point gantier, il est semblable au point sellier mais alterne un point sur deux). Pendant la Seconde Guerre mondiale, il est à nouveau fait appel à cet artisanat avant que l’industrie d’après-guerre ne développe les similicuirs. Mais c’est bien la solidité du matériau naturel qui redonne au métier toute sa force lorsque l’équitation se démocratise dans les années 1980. La recherche de la belle manière et le goût renouvelé pour l’artisanat d’art maintiennent aujourd’hui la sellerie dans une production racée et luxueuse, entre tradition et modernité.