À 92 ans, il travaille encore chaque jour. Dans son atelier de Séoul, cette figure historique de la scène contemporaine coréenne n’a de cesse de faire de la couleur, du geste et du crayon des instruments pour « guérir l’âme ».
Dans le quartier calme de Yeonhuidong, situé dans la partie ouest de Séoul, le pionnier du mouvement coréen Dansaekhwa – «une seule couleur» ou «monochrome» – vit et travaille dans un bâtiment à la ligne épurée, conçu sur trois niveaux par l’architecte contemporain Cho Byoung-soo. Si le dernier étage accueille ses appartements et ceux d’une partie de sa famille, le rez-de-chaussée abrite les bureaux de sa structure créée en 2019, la GIZI Foundation, où un petit espace est dédié aux talents émergents. «Afin de préserver l’intimité de l’artiste, explique la directrice Yoojin Lee, celle-ci n’est accessible au public que deux fois par semaine, sur réservation.» Au premier étage ouvrant sur un jardin zen, devant lequel sont alignées de délicates jarres-lunes, une galerie d’exposition présente quelques-unes de ses œuvres récentes. Réalisées sur «hanji», le papier de mûrier traditionnel coréen, leurs couleurs rouge écarlate, rose, bleu turquoise et jaune citron semblent littéralement jaillir des murs. Au deuxième, l’atelier baigné de lumière naturelle se déploie sur 250 mètres carrés. Au fond dévolu à l’archivage, une bibliothèque pleine d’ouvrages d’art, de catalogues, lettres, articles de presse et photos retrace sa carrière depuis ses débuts, dans les années 1950. Au centre, de grands chevalets à roulettes supportent des travaux en cours. Sur les tables et étagères se trouvent de petites toiles empilées et des boîtes de peinture remplies de spatules, de crayons et de pointes, comme prêts à l’usage. Dans ce lieu à l’agencement efficace, l’artiste élégant se raconte. «Je viens ici chaque jour et travaille souvent seul en silence, durant quatre à six heures, même si de temps à autre certaines personnes viennent y restaurer mes peintures sur papier, explique-t-il. Jusqu’en 2009, je pouvais y travailler quatorze heures d’affilée.» Résultant pour l’essentiel de la répétition à l’infini de gestes, son œuvre exige une certaine condition physique, une grande endurance et beaucoup de concentration, comme l’illustrait la rétrospective «Park Seo-Bo : l’infatigable travailleur», au National Museum of Modern and Contemporary Art (MMCA) de Séoul, en 2019.
L’empire des signes
Sur une grande toile couleur lilas en cours d’exécution, des traits semblables à des ratures semblent émerger d’une grille dessinée au crayon. Répétés, ces «signes» reflètent la philosophie qui l’anime depuis plus d’un demi-siècle. «Ma peinture est un instrument d’ascèse pour cultiver le corps et l’esprit, ajoute ce maître né il y a quatre-vingt-douze ans à Yecheon, dans l’est du pays. Avant les années 1970, ma pratique était proche de celle de l’art occidental, comme l’expriment en partie mes séries «Primordialis» et «Hereditarius», inspirées de mes angoisses de la guerre de Corée. Mais en 1967, après cinq ans d’enseignement à l’université Hongik de Séoul, j’ai démissionné : j’avais réalisé que je n’étais qu’un pâle imitateur de la peinture occidentale, qui nous place au centre de l’univers, tandis que l’art extrême-oriental exprime l’harmonie entre l’homme et la nature. Cette prise de conscience fut pour moi comme un choc, un réveil.» Au même moment, Park Seo-Bo surprend son fils de trois ans tentant d’écrire le mot «Corée» sur un carnet à carreaux, sans dépasser du cadre : en vain. Il griffonne, efface, recommence, efface à nouveau, jusqu’à froisser frénétiquement le papier. «Ses ratures tracées avec colère, tels des actes de résignation et de renoncement, ont été à la source de ma série “Écriture”.» Près d’un fauteuil, deux grandes toiles révèlent ce «quadrillage», appliqué de manière méthodique et répétée. Pourquoi ce titre ? «Mon ami et critique d’art Bang Teun-Kak m’a suggéré d’intituler mes œuvres ainsi en référence au livre de Roland Barthes Le Degré zéro de l’écriture, paru en 1953. Mon concept de l’écriture, faisant allusion à quelque chose qui n’est ni dessiné ni écrit, se rapproche de celui du philosophe français.»
Les couleurs de la nature pour guérir
L’esthétique actuelle de Park Seo-Bo est ainsi faite de séduisantes nuances et de la répétition de formes régulières où la gestuelle s’unit à la matière. Les premières pièces de sa série reflètent pourtant un monde sombre, fait de blanc sale ou de tonalités noirâtres, émergeant parfois d’un fond coloré que le support fait apparaître. «Ce ton tirant sur le noir vient du souvenir de ma mère en train d’allumer un feu dans la cuisine, à l’extérieur de la maison. Pendant des décennies, j’y ai vu la fumée encrasser les murs et plafonds. Dans cette couleur, j’ai décelé la profondeur infinie de l’esprit.» Mais en 2000, l’artiste décide de changer radicalement sa palette. «Il fallait que je m’adapte à ce monde, inquiétant. Cette année-là, une exposition a été organisée pour mes 70 ans au Japon, à la Tokyo Gallery, au moment où les arbres changent de couleur. Après le vernissage, je me suis promené sur le mont Bandai, aux environs de Fukushima, dont le rouge fluorescent comme une flamme m’a marqué. En m’inspirant des couleurs de la nature, je fais de mes peintures des instruments de guérison. Au XXIe siècle, le rôle de l’art est de guérir de l’anxiété et des vicissitudes de la société.» Les affres du monde, Park Seo-Bo les a ressentis à la perte de son père, en 1951, et lors de son enrôlement dans l’armée trois ans plus tard, durant une guerre où il s’est «fait passer pour mort, parmi les cadavres jonchant le sol, pour survivre et [a] perdu beaucoup d’amis.» Depuis 1961, l’artiste au mental à toute épreuve tisse une relation d’amitié avec la France. Invité cette année-là par l’Unesco à représenter la Corée au programme de résidence des Jeunes peintres du monde à Paris, et à exposer à Compiègne, il est aujourd’hui célébré à travers la planète et représenté dans l’Hexagone par la galerie Perrotin. Pour l’heure, le vieil homme sage, véritable légende vivante, continue à aller de l’avant. En mettant toujours la main à des toiles qui l’occuperont, à l’atelier, encore quelques bonnes années avant d’être achevées.