Moins bourgeois et plus zen qu’il n’y paraît, l’art nouveau et sa belle utopie organique fait son retour sur la scène des arts décoratifs. Karmique, l’opale fut la pierre philosophale de ce mouvement éclair.
Elle avait des yeux, des yeux d’opale/Qui m’fascinaient, qui m’fascinaient»… Jeanne Moreau chante, Jules et Jim l’écoutent. Des yeux d’opale, mais de quelle couleur ? Bleus, verts, violets, parfois tailladés d’orange et d’éclats roux. Étrange arc-en-ciel minéral brisé, selon Shakespeare, l’opale pourrait être toutes les pierres, un jour turquoise, veinée, terreuse, un autre noir d’onyx piqué d’orange, parfois laiteuse comme des boules à neige. Pierre fantasque, fascinante, elle doit son nom au sanscrit (upala, «pierre précieuse»), talisman pour les Grecs, les Romains, les Arabes… Pierre amulette aussi pour ce qu’elle promet de bonheur et de fortune, capable de protéger du mauvais œil comme de rendre invisible. Enfin, c’est ce que prétend la légende ! Alors qu’au Moyen Âge on la canonise littéralement en la consacrant patronne des voleurs. L’opale ne se résume pas. Elle est plurielle et fossilise l’eau, microsphères incluses qui diffractent la lumière naturellement sans que l’intervention d’un lapidaire soit nécessaire pour la révéler. Pas étonnant alors qu’elle ait tant plu, dans les années 1900, aux joailliers frondeurs du moment, ces partisans d’un art nouveau qui l’aiment telle qu’elle est, non taillée, brute, mate, lissée par le temps, souvent ovoïde, parfois brisée. Elle participe de l’esthétique allégorique du bijou, aimée souvent pour ce bleu-vert marbré de brun qui lui donne l’apparence d’un ciel, d’un papillon, d’une aile de libellule.
Entre faune et flore, le grand jeu hypnotique
Exit diamants, saphirs, rubis and co ! René Lalique et Georges Fouquet, Henri Vever et Paul Robin en France, le mouvement Arts & Crafts en Angleterre, le peintre et designer Koloman Moser à Vienne, l’orfèvre Georg Jensen au Danemark et Louis Comfort Tiffany, l’Américain de la bande… Tous vont vénérer la divine opale. Un envoûtement qui inspire un poème quasi lyrique à Robert de Montesquiou, sulfureux dandy de l’époque. Idem pour Huysmans, Henri de Régnier «Toi le Songe, toi l’Opale, toi la Chimère» et Marcel Jouhandeau, qui la choisit pour titre de son livre. Douée pour les métamophoses, cette pierre incendiaire cristallise tous les mouvements artistiques du moment, du symbolisme à l’art nouveau, qui voit en elle l’expression étrange et transgénique d’une féminité mi-ange mi-démon. Multiple, l’opale se plie à cet imaginaire préraphaélite, entre femme-fleur et faune fragile muée en insecte, en reptile, en circonvolutions végétales. C’est le très médiatique tandem Mucha-Fouquet qui va lui offrir la célébrité en 1906. Le premier est le dessinateur en tête d’affiche de tous les spectacles parisiens, le second, le joaillier attitré de l’art nouveau, ténor d’une orfèvrerie ultra délicate qui végétalise tout ce qu’elle touche. Mus par le même feeling somatique, ils cosignent en 1889 le stupéfiant bracelet-bague de l’actrice Sarah Bernhardt, qui fait ramper sur sa main deux serpents couverts d’écailles d’opale, reliés par des mailles d’or entre l’annulaire et le poignet. La tragédienne le porte pour jouer Médée, au théâtre de la Renaissance, adaptée de l’œuvre d’Euripide. Extravagante, elle le brandit comme un défi sur ses phalanges déformées par l’arthrite. Considéré comme un chef-d’œuvre art nouveau, il est vendu aux enchères en 1987 pour la somme de 1 045 000 FS.
Info ou intox : la malédiction de l’opale
On peut parler à l’époque d’une véritable résurrection tant l’opale a souffert en Europe, et tout au long du XIXe siècle, d’une sale réputation. Maléfique, on lui attribue des accidents et des morts sans explication rationnelle. Un jour, c’est l’accident du carrosse de Napoléon Ier, nommé Opale… Coïncidence ? L’Empereur possédait la plus belle d’entre elles, l’Incendie de Troie, opale de feu, fond rouge, éclats orangés et 700 carats au compteur. Qu’est-elle devenue ? Grand mystère. Et la série noire ne s’arrête pas là : en Espagne, une ex-d’Alphonse XII lui offre une opale montée en bague, qu’il passe au doigt de sa future épouse, la princesse Marie des Grâces de Montpensier. Celle-ci meurt quatre mois plus tard, comme à sa suite tous les acteurs maudits de ce mauvais roman de gare, à commencer par le souverain lui-même.
Une pierre fragile
Bis repetita avec l’impératrice Eugénie, ultra superstitieuse, qui incrimine sa grande opale de Hongrie, responsable à ses yeux de sa déroute. Pierre historique de 77 carats achetée par Louis XVIII, cette variété portée par Charles X lors de son sacre en 1825 fait partie des très rares bijoux de la Couronne épargnés par la grande braderie du patrimoine monarchique orchestrée, en 1887, par la IIIe République. Attribuée d’office au Muséum national d’histoire naturelle, elle déjoue le mauvais sort de ses consœurs, soient 77 000 pierres précieuses et perles, vendues et dispersées tous azimuts. En fait, et c’est bien plus prosaïque, ce sont les lapidaires et les sertisseurs qui diabolisent le fragile minéral, tant sa taille occasionne de bris et de pénalités chaque fois qu’ils l’endommagent. Longtemps, les opales sont venues des mines de Tchécoslovaquie, du Mexique, où on l’appelle «pierre du colibri», ou de Hongrie. C’est plus tard, avec la découverte des gisements d’Australie et du Brésil d’où surgit l’incroyable variété à fond blanc , que la pierre étend la diversité de sa gamme chromatique. Répertoire infini où l’on trouve l’opale arlequin, dite noble, dont les feux vifs de couleurs franches se matérialisent sur un fond blanc, translucide ou laiteux ; l’opale noire, aux feux multicolores, qui s’appuient sur un fond très sombre, bleu-violet foncé ou vert ; le cacholong, blanc à l’aspect de porcelaine, matière à sculpter comme chez Chanel, en camélia ; l’hydrophane transparente, dont les feux ne deviennent visibles que lorsqu’elle est plongée dans l’eau ; l’opale Matrix, pierre mutante, qui associe les fragments de la roche dans laquelle elle s’est formée. En Australie, c’est le jackpot pour l’exploitation des White Cliffs dans le Queensland, champ d’opales arlequin, découvert par hasard par des chasseurs de kangourous. La ruée s’étend jusqu’au sud du pays, à Andamooka, températures évoluant entre 40 °C et 60 °C, vies de mineurs troglodytes et variétés aux couleurs vives et claires. Cette palette de possibles va faire de l’opale une pierre angulaire de la création joaillière, de la fin du second Empire jusque dans les années 1930. Puis, plus rien, incompatible avec la rigueur en noir et blanc de l’art déco. Son sursaut, elle le doit aux Seventies, années psychédéliques post-Flower Power, qui la réhabilitent. Protéiforme, elle a le physique de l’emploi. Une pierre si biologique qu’elle entre dans le décor, corps de paon ou œuf pour Jean Schlumberger chez Tiffany, cadran de montre pepsi chez Piaget, matière brute pour construction tellurique chez Jean Vendome, pionnier du bijou moderne… Elle est de toutes les fêtes pop. Sauf que cette éternelle baba cool va finir par fleurir sur les marchés hippies de la planète Peace and Love dans ses versions communes, laiteuses, sans feux. Un succès de rue dont elle se serait bien passé et qui lui vaudra un nouveau purgatoire, boudée par les joailliers jusque dans les années 2000, alors que de nouvelles adeptes, comme Lydia Courteille ou Victoire de Castellane chez Dior, lui consacrent à nouveau leurs faveurs. Énormes, rarissimes, fluorescentes, les opales boostent depuis plus de dix ans la haute joaillerie contemporaine. Muse-phénomène, dont le spectre kaléidoscopique balaie définitivement tous les mauvais karmas.