À l’occasion du 50e anniversaire du musée d’art contemporain de la Windy City, la jeune conservatrice évoque les collections muséales et sa vision de l’art actuel.
Aux États-Unis, c’est la it curator du moment. Membre du jury à la Biennale de Venise 2015, Naomi Beckwith est, depuis avril dernier, la première lauréate de la bourse de recherche curatoriale du VIA Art Fund, fonds américain soutenant des projets artistiques pointus. En mars prochain, on la verra diriger le premier sommet curatorial au sein de l’Armory Show de New York. En bref, cette femme de 41 ans à peine est une visionnaire dans son domaine. En faisant appel, dès mai 2011, à son expertise, le musée d’art contemporain de Chicago (MCA) l’a bien compris. Prospectif mais possédant une collection d’envergure depuis 1967, ce musée, réputé pour être parmi les plus pertinents du pays en matière de création contemporaine, fête son demi-siècle d’existence avec l’exposition «We Are Here», à laquelle la conservatrice a pris part. Dialogue sur sa vision transversale de l’art, son amour pour la culture noire, et ses ambitions futures.
Vous êtes arrivée au MCA Chicago il y a six ans. Quel a été votre parcours auparavant ?
Je travaillais au Studio Museum in Harlem, à New York, sur des projets traitant de l’identité afro-américaine, des minorités, mais aussi des pratiques contemporaines à l’échelle globale. Je gérais également le programme des résidences d’artistes.
À votre arrivée au MCA, quels furent d’emblée vos objectifs ?
Étant née et ayant grandi à Chicago, ce musée a toujours fait partie de mon éducation. J’ai souhaité faire connaître au public des plasticiens n’ayant jamais été exposés, comme Jimmy Robert, en 2012, ou d’autres plus reconnus, dans le cadre d’un premier grand solo show muséal. Ma prochaine exposition portera sur l’œuvre d’Howardena Pindell, la première artiste afro-américaine à devenir conservatrice au MoMA. Elle fut une enseignante et une artiste militante qui, pendant plus de cinquante ans, a créé des œuvres magiques et expérimentales.
Le musée vient de fêter son 50e anniversaire. Qu’est-ce qui a changé depuis sa fondation, en 1967 ?
Son évolution est en lien avec la mondialisation de l’art et de son marché. Lors de notre dernière exposition, «Takashi Murakami, The Octopus Eats Its Own Leg», ce phénomène s’est traduit par un nouveau record d’affluence, avec 205 000 visiteurs. Les conservateurs du MCA se doivent de présenter le meilleur de l’art actuel, dans une vision globale. En dehors de la collection permanente, le musée est devenu un véritable lieu de vie, à l’architecture sans arrogance, avec son restaurant le Marisol. Un espace à vivre dont l’expérience mêle à la fois l’architecture, le design, l’art, la cuisine…
Comment voyez-vous la collection permanente ?
Chaque œuvre acquise est une sorte de capsule témoin d’un moment de l’histoire de l’art, des années 1960 à nos jours. Notre politique a toujours été de constituer un corpus reflétant l’art dans une perspective à la fois politique, historique et prospective. Nous possédons également un fonds important d’œuvres d’artistes locaux.
S’il n’y avait que quelques pièces emblématiques à retenir, quelles seraient-elles selon vous ?
Sans aucun doute Six Women, créé en 1965-1966 par Marisol, une grande sculptrice, parmi les plus influentes à son époque. Mais aussi les œuvres du sculpteur de Chicago Richard Hunt, dont Small Hybrid, de 1964. Bien sûr, le Rabbit de Jeff Koons fait partie des icônes du MCA, mais notre série de photographies de Cindy Sherman est aussi particulièrement significative. Enfin, je citerais May the Arrogant Not Prevail, de Michael Rakowitz, artiste irako-américain basé à Chicago, qui vient d’avoir chez nous sa première exposition majeure et dont la portée sociétale et politique correspond à l’esprit de l’institution.
De quoi parle l’exposition anniversaire «We Are Here» ?
Il s’agit d’un événement en trois volets, confié à Omar Kholeif, José Esparza et moi-même. Ces chapitres, indépendants mais connectés, explorent la relation entre l’artiste, son œuvre et le regardeur et présentent en filigrane l’histoire du musée et de sa collection. Avec «I Am You», José Esparza questionne la place de l’homme dans son environnement, à travers des pièces de Francis Bacon, Marisol, René Magritte et bien d’autres. «We Are Everywhere», conçu par Omar Kholeif, présente des artistes empruntant les outils de la pop culture pour en critiquer le fonctionnement. Enfin, avec «Your Are Here», je souhaitais étudier le rapport du corps du spectateur à l’objet d’art et à l’environnement. Pour ce faire, j’ai convoqué les minimalistes Donald Judd ou Carl Andre, mais aussi, entre autres, l’artiste chinois Huang Yong Ping. Son installation baptisée Pentagon évoque la représentation de la figure politique et de sa puissance, et est associée à la performance de Pierre Huyghe Name Announcer. En effet, j’ai toujours voulu faire vivre une expérience multisensorielle de l’art au public. Selon moi, l’une des plus belles choses qu’un musée puisse permettre est que celui-ci emporte ce rapport expérientiel aux objets, pour l’éprouver au-dehors.
À ce sujet, comment concevez-vous vos expositions ? Débutez-vous par une idée ou vous nourrissez-vous de votre relation avec les plasticiens ?
J’essaie surtout de ne jamais trop théoriser. Je passe beaucoup de temps avec les artistes, et certaines des idées les plus pertinentes proviennent simplement de ces moments heureux de partage.
Sensible au mouvement engagé Black Lives Matters, vous défendez d’ailleurs nombre d’artistes africains ou de la diaspora, comme Lynette Yiadom-Boakye…
En effet, étant conservatrice et femme de couleur, je m’intéresse de près à la culture noire. À travers mes expositions, j’essaie de faire réfléchir sur ce que signifie le concept de négritude, de manière transversale. Mon travail est également, autant que possible, un plaidoyer pour la femme artiste, de couleur… Et il reste encore beaucoup à faire en la matière. Pour exemple, Lynette Yiadom-Boakye est née au Royaume-Uni, mais on fait toujours référence à ses origines ghanéennes. Pourquoi ne la considère-t-on pas comme une artiste britannique ?
Pensez-vous que l’Europe fasse preuve d’un certain ethnocentrisme en matière artistique ?
Absolument ! Néanmoins, les États-Unis ont eux aussi une vision très ethnocentrée de la création. Ces deux continents ont créé de puissants récits sur l’art et son histoire. Ces derniers ne sont ni bons ni mauvais, et font du reste partie de mon éducation, mais ils s’essoufflent. Autant que faire se peut, j’essaie d’une part dans mes projets de questionner les discours dominants sur l’art contemporain, et de l’autre de construire des récits cohérents, pertinents et transversaux, sans forcément convier des œuvres de ces deux parties du monde.
Qu’allez-vous faire de la bourse de recherche du VIA Art Fund ?
Je vais me rendre sur le terrain, à Dakar, lors de la Biennale en juin 2018, mais aussi, entre autres destinations, à Lagos. Chaque région du globe a une histoire extraordinaire à raconter sur sa culture et sa création contemporaine.
Vous allez également présider, en mars prochain, le premier sommet des conservateurs à l’Armory Show de New York. Pouvez-vous nous en dire plus?
Je mènerai des tables rondes avec des artistes, des conservateurs et directeurs de musée de premier plan. À l’heure de la mondialisation, les commissaires d’exposition sont de plus en plus amenés à travailler avec des plasticiens issus de cultures diverses. Nous devons nous ouvrir à ces différentes idées, à toutes ces choses que nous ne comprenons pas toujours bien, et rester en alerte !
L’historienne d’art américaine Linda Nochlin, connue pour avoir été une pionnière de l’art féministe et pour avoir dénoncé une vision «blanche, occidentale et masculine» dans ce domaine, vient de disparaître. Quel rôle a-t-elle joué dans votre parcours personnel ?
Cette femme généreuse, toujours à l’écoute, a vraiment bouleversé l’histoire de l’art, et notamment notre regard sur la femme artiste. Ses goûts étaient sûrs, bien que teintés d’une pointe de kistch qu’elle appréciait, juste pour le fun ! Elle m’a profondément marquée.
Votre établissement a reçu le premier prix créé par Sotheby’s, reconnaissant son ambition curatoriale. En quoi consiste-t-il ?
Conjointement au Nasher Museum de Durham, en Caroline du Nord, le MCA a reçu 125 000 $ pour l’exposition «Many Tongues» d’Omar Kholeif, prévue en 2019. Dans le contexte politique et social actuel, Sotheby’s a trouvé intéressant de soutenir une exposition, inenvisageable ailleurs, valorisant des artistes peu connus d’Asie et du Moyen-Orient.