La fondatrice de la galerie Proun et responsable de la programmation du Manège a pris la tête du musée Pouchkine en 2013, succédant à Irina Antonova, sa directrice depuis 1961. Rencontre avec une femme de convictions.
Vous n’êtes pas issue du «sérail». Comment avez-vous endossé les habits de directrice du musée Pouchkine ?
Je n’ai jamais enfilé un tel costume. Récemment, dans le cadre de la politique d’ouverture à laquelle je m’attèle depuis mon arrivée, j’ai confié à l’artiste Alexandre Brodsky les clés de mon bureau. Il a imaginé une installation, une véritable œuvre d’art, dont le message fort était que ma personnalité se distingue de celle de la directrice du musée Pouchkine. Le bureau, qui est très haut onze mètres de hauteur sous plafond , avec un lustre monumental et une très grande fenêtre, avait été partagé en deux espaces grâce à la création d’un étage. Au rez-de-chaussée, très sombre, pratiquement sans lumière, nous avions disposé tout un capharnaüm avec beaucoup de mobilier, des œuvres égyptiennes, des tableaux hollandais… Cela avait l’allure d’une vieille réserve. Au premier, dans un espace lumineux et incandescent, l’artiste n’avait disposé que deux objets : une de mes robes d’été et un petit tableau qui provient de ma chambre à coucher. Quand nous avons eu cette idée, nous ignorions comment le public allait réagir, et ce fut un succès. Deux fois par jour, à 15 h et à 18 h, des groupes venaient visiter mon lieu de travail, la plupart du temps alors même que j’étais en pleine réunion. Ce fut assez contraignant de rester pendant trois mois enfermée dans cette «réserve», mais cela en a valu la peine !
Quelle feuille de route vous êtes-vous imposée à votre arrivée ?
Loin de vouloir changer l’image du musée Pouchkine, je souhaiterais qu’il soit davantage en phase avec notre monde d’aujourd’hui. En réalité, ce n’est qu’un retour aux sources. Le musée, pour moi, doit faire les pas les plus osés quand la société n’est pas prête à les faire, pour étonner et pour lancer les tendances. Pour oser vraiment. Or, en 1956, trois ans après la mort de Staline, dans la société conservatrice soviétique, très «musée», le musée Pouchkine a organisé la première exposition Picasso. Plus tard, en 1979, avec Moscou-Paris, le public a aussi découvert que l’avant-garde russe appartenait à l’identité du musée Pouchkine. Quand j’ai pris mon poste, il me semblait évident que nous devions suivre cette voie et montrer ce que personne ne se permet de montrer. L’histoire de ce musée, c’est l’art de prendre des risques. Il fallait donc le rendre à nouveau plus accueillant, plus ouvert au monde et y faire pénétrer l’art contemporain.
Est-ce que cela passait par un redéploiement des collections ? Quelles œuvres ont été sorties des réserves ?
J’ai voulu montrer les œuvres dont l’histoire est intrinsèquement liée à un thème très difficile pour la société russe, l’art rapporté de l’Allemagne après la guerre. Il me semblait impératif de les montrer au public et aux chercheurs. Nous exposons désormais ces objets, nous publions nos recherches et nous multiplions les échanges avec les chercheurs européens autour de ces œuvres, enfermées depuis des décennies.
Au musée de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg, ces collections sont réunies dans quatre salles.
À Moscou, nous avons, bien sûr, la salle dédiée au trésor de Priam découvert par Heinrich Schliemann, mais j’ai pris le parti d’intégrer les autres objets au parcours permanent du musée, en mentionnant systématiquement leur provenance sur les cartels. À l’Ermitage, vous évoquez ces salles, mais il y a beaucoup plus d’œuvres dans les réserves du musée.
Est-ce qu’on parle de dizaines ou de centaines d’œuvres ?
Autant à l’Ermitage qu’au musée Pouchkine, il ne s’agit pas de dizaines ou de centaines d’œuvres, mais beaucoup, beaucoup plus…
Neville Rowley, le conservateur français du Bode Museum, a récemment publié un long article sur les sculptures de Donatello, conservées à Berlin avant la Seconde Guerre mondiale et que l’on sait maintenant être dans votre musée. Il insistait tout particulièrement sur le travail commun qui a pu être entrepris entre vos deux institutions.
Le Donatello était bien connu. Il avait été publié dans tous les catalogues du Bode Museum. Il est arrivé chez nous en petits morceaux après la guerre. Ces œuvres se trouvaient dans une tour, alors que la ville de Berlin était pratiquement donnée aux Russes. Les Allemands ont fait exploser ces réserves. Pendant des années et des années, nos restaurateurs ont réuni chacun des fragments et les ont restaurés. Notre musée possède maintenant un site Internet qui explique toute l’histoire et le travail réalisé par nos équipes. Quand les conservateurs du Bode Museum sont venus à Moscou, ils ont tellement apprécié ce site qu’ils l’ont pris pour modèle. Ce Donatello nous a véritablement réunis. Nos relations sont devenues pratiquement fraternelles. C’est la meilleure preuve qu’on ne peut pas enfermer des objets dans les réserves et en priver les chercheurs et le public. On doit collaborer, même sur des sujets très difficiles. Forte de cette conviction, de temps à autre, je fais de nouveaux pas pour ouvrir une nouvelle porte et permettre à notre public de découvrir l’art qui n’est pas encore connu en Russie.
Le musée Pouckhine conduit en effet une politique de prêt extrêmement généreuse comme nous avons pu le voir à la fondation Vuitton, avec «Icônes de l’art moderne. La collection Chtchoukine», il y a deux ans. En juin, vous présenterez votre propre exposition Chtchoukine. En quoi se distinguera-t-elle ?
Nous avions prêté soixante-cinq œuvres. Le but d’Anne Baldassari, la commissaire, était d’étonner le public français en lui faisant prendre conscience que vos plus grands chefs-d’œuvre étaient conservés hors de France. À Moscou, ces collections sont très connues, car les Russes ont grandi avec. Nous ne pouvons donc les étonner que par la conception du sujet que nous allons proposer. Le sous-titre sera d’ailleurs «La biographie de Sergueï Chtchoukine ». Nous inviterons les visiteurs à comprendre la vision existentielle, l’âme et la personnalité du collectionneur à travers les œuvres.
Vous multipliez aussi les expositions à l’étranger.
Chaque année, nous prêtons plus de quatre-vingts œuvres à différentes institutions internationales, mais nous proposons aussi des expositions de nos fonds. Nous avons compris qu’il n’était guère pertinent de simplement montrer des pans de nos collections ; il est très important de proposer des expositions avec un vrai propos fondé sur une réflexion.
Comment est née l’exposition présentée en ce moment à la fondation Custodia, «Le musée Pouchkine. Cinq cents ans de dessins de maîtres» ?
Notre collection d’art graphique représente, en termes d’œuvres, la moitié de nos collections. Ces fonds sont très importants pour le public russe et font partie de l’image de notre musée. L’idée est née de la rencontre avec Hervé Aaron et Louis de Bayser, les deux présidents du Salon du dessin. Je les avais invités à venir voir nos collections et ils ont passé sept ou huit heures dans les réserves, où ils ont longuement échangé avec les conservateurs. Pour eux, la fondation Custodia semblait une évidence. J’ai honte, mais je ne l’avais jamais visitée. Tous deux nous ont longuement parlé de la personnalité de Ger Luijten que je suis venue rencontrer à Paris et pour lequel je voue une grande admiration. Je voulais exposer nos collections dans un lieu pour les spécialistes et les connaisseurs.
Pour revenir au public russe, quelles sont les collections françaises que vous souhaiteriez lui présenter ?
Nous sommes extrêmement riches. Nos plus étroites relations avec nos confrères étrangers sont celles que nous entretenons avec les conservateurs français. Outre la clôture de l’exposition Soutine et une collaboration avec le musée de l’Orangerie, nous avons aussi des liens très forts avec Bernard Blistène. Chaque année, nous proposons au moins deux expositions dédiées à l’art français pour lesquelles nous travaillons avec nos partenaires. Il est très important par exemple de montrer l’art français d’après-guerre, trop peu connu en Russie. Nous devons combler cette lacune. Cette année, nous montrerons justement une exposition avec de nombreuses œuvres issues de l’abstraction française.
Vous êtes spécialiste des avant-gardes et non de ce qui incarne le cœur des collections du musée Pouchkine, la période moderne. Est-ce justement un atout ?
Bien évidemment. Je ne suis pas spécialiste des XVIIe et XVIIIe siècles, mais dans mon âme et par ma profession, je suis commissaire d’exposition et donc toujours du côté du public. Je ne pense pas qu’il faille être spécialiste pour être une personnalité créatrice. Je sais générer des idées et c’est pour moi essentiel dans la profession. Le musée Pouchkine est un musée universel. L’un des plus importants fonds, au-delà des impressionnistes, est la collection d’art égyptien et d’une manière générale l’art de l’ancien Orient. Pour d’autres pans, nous faisons appel à nos partenaires étrangers. Nous possédons ainsi un grand nombre de gravures japonaises, mais souhaitant montrer le meilleur de l’art japonais en Russie, nous travaillons beaucoup à cet effet avec les musées japonais.
Vous avez succédé à une femme, mais était-ce une évidence lorsque vous avez été nommée ?
En Russie, oui ! La plupart des directeurs de musée sont des femmes. Cette question ne se pose pas. Je ne pense pas d’ailleurs que ce soit forcément positif. Ce serait bien que des hommes prennent aussi la tête de ces institutions. Si, au milieu de ce collectif féminin, il y avait une présence masculine, ce serait bien.
Vous comprenez que nous sommes en France à mille lieues de cela.
Je ne suis pas complétement féministe, et cela est lié à la particularité russe. Nous sommes le pays des femmes. Tous les propos féministes n’ont souvent pas lieu d’être chez nous. Mais pour parler plus sérieusement, dès lors que l’on classe les personnes dans des cases, féministe, homosexuel, Noir, Blanc, on risque de s’enfermer soi-même dans des ghettos. Plus on parle de parité homme/femme, plus on marque une différence entre l’homme et la femme.