La vogue de cette matière luxueuse liée aux créations de la période art déco, loin de se réduire comme peau de chagrin, connaît un succès non démenti.
Le galuchat et l’art déco ? Un mariage parfait, celui de l’élégance et du raffinement. Rien n’est alors trop beau ou trop cher pour ces nouvelles fortunes de l’après-guerre qui, au sortir du premier conflit mondial, entrent de plain-pied dans ces folles années, celles du jazz, du charleston et des garçonnes... Oubliées les rigueurs et les privations, la vieille Europe et la jeune Amérique ont un besoin de luxe et de liberté impérieux. Le monde vient de basculer et, avec lui, les modes et les goûts. Les intérieurs se transforment sous l’influence d’une nouvelle génération de décorateurs qui rangent définitivement au placard des antiquités le style nouille cher à Gallé et qui inaugurent l’ère de l’élégance moderne, simple mais chic, épurée mais raffinée. Pour répondre à cette nouvelle élite, les artistes des années 20 imaginent alors des meubles tantôt sages et conformistes, tantôt fous et extravagants, mais à l’aide de matières toujours plus précieuses et exotiques : la nacre, l’ivoire, le bois de Macassar ou de palmier, le parchemin et le galuchat.
Vrai et faux galuchat
Cette dernière matière est résolument l’une des plus luxueuses, l’une des plus recherchées aussi, note l’expert Jean-Marcel Camard. «À modèle identique, les amateurs préfèreront un meuble en galuchat. Une table de Jean-Michel Frank, en chêne par exemple, se négocie autour de 60 000 €, sa version en galuchat vaudra le double !». Cette matière défie les modes que traverse l’art déco et reste une valeur constante. Elle garde, aujourd’hui encore, la faveur des amateurs qui la préfère à la marqueterie de bois. Pourtant, en adoptant cette peau de poisson gainée comme élément de décoration, les artistes de l’entre-deux-guerres ne font que remettre au goût du jour une technique plus ancienne. Au VIIIe siècle déjà, les Japonais l’utilisaient pour parer de nombreux objets tels que poignées de sabre, inrô, netsuke et armures. Cette peau de squale ou de raie nommée «same» était parfois travaillée en application de laque selon la technique du same-nuri, un effet décoratif que certains décorateurs comme Jean-Michel Frank tenteront d’imiter. Le terme de galuchat vient-il du nom de ce fameux poisson pêché dans les mers indo-pacifiques et dont on tire la précieuse peau ? Rien d’exotique dans l’histoire. L’appellation, qui, rappelons-le, désigne à la fois la matière et la technique, vient tout simplement du patronyme d’un gainier du XVIIIe siècle passé maître dans l’art de parer de peau de poisson, la roussette ou le requin, les menus objets, précieux et de voyage : étuis de couture, d’écriture ou instruments scientifiques dont raffolaient mesdames de Pompadour et Du Chatelet. Cet artisan, Jean-Claude de son prénom, avait suffisamment pignon sur rue pour léguer son nom à la postérité, en perdant au passage un «l», puisque Galuchat s’écrivait alors avec deux «l». Notre homme et ses confrères du quai de l’Horloge, quartier qui réunissait les meilleurs gainiers de l’époque, utilisèrent cette peau teintée le plus souvent de couleurs vertes. Les décorateurs d’après-guerre exploitèrent quant à eux la peau de raie, celle de la dasyatis sephen, très exactement. Ce galuchat dit aussi «vrai galuchat» ou galuchat à gros grains fut utilisé au XVIIIe siècle, mais de façon plus exceptionnelle car d’un coût élevé. Cette peau de dasyatis sephen présente l’avantage d’offrir naturellement de petites perles blanches éminemment décoratives. Les artistes sauront en tirer profit. Cependant, la véritable innovation du XXe siècle sera de «monumentaliser» son emploi. En effet, si l’on utilise toujours le galuchat pour les menus objets d’écriture et du fumeur, par exemple, celui-ci sert désormais à parer un meuble, mieux, un ensemble mobilier complet.
Les précurseurs
Paul Iribe fut l’un des premiers créateurs à relancer la mode du galuchat. On lui doit, dès 1912, des applications magistrales comme la commode imaginée pour le couturier Jacques Doucet, aujourd’hui au musée des Arts décoratifs de Paris. Une version plus épurée de ce meuble, c’est-à-dire sans décor floral et en galuchat gris, non plus vert, avait trouvé preneur le 29 novembre 1995 à Paris pour la jolie somme de 475 000 F (Libert - Castor). Paul Iribe avait confié la réalisation de ses créations à celui qui allait devenir l’un des plus fervents artisans de la réhabilitation de cette matière, Clément Rousseau. Ce dernier est le perfectionniste de la bande, habitué aux prouesses techniques comme gainer les formes arrondies par exemple, tels les supports «corne de gazelle» d’une petite table à thé, ou imaginer des tentures de couleurs variées. Rousseau a marié le galuchat à d’autres matières précieuses – la nacre et l’ivoire, mais aussi à des bois exotiques, ébène de Macassar et palmier –, réalisant des marqueteries raffinées se distinguant par leur grande qualité. Ses plateaux de table révèlent toujours un savant dessin géométrique, en damier ou rayonnant, le plus souvent. Une enchère de 81 730 € a salué, le 27 janvier 2003 à Tours, l’un de ses guéridons en placage de palmier justement, associé au galuchat et à l’ivoire (Fraisse - Jabot). On lui doit aussi de nombreux petits objets tels que boîtes ou pieds de lampes comme celui vendu en novembre dernier à Paris pour 14 500 € chez Artcurial. André Groult, pour sa part, ne s’est pas contenté d’un plateau ou de simples rehauts de galuchat, il en a littéralement recouvert ses meubles, faisant de cette peau sa matière de prédilection. Sa création la plus emblématique reste à cet égard la chambre de Madame d’«Une ambassade française» présentée lors de l’Exposition internationale des arts décoratifs en 1925. Pour cet évènement parisien, Groult conçoit un ensemble complet en galuchat naturel comprenant un lit, une table, des fauteuils et une extraordinaire commode anthropomorphe gainée d’une marqueterie rayonnante de galuchat. Le 17 décembre 1993, cette dernière est revenue sur le devant de la scène lors de la dispersion de la collection Nourhan Manoukian. La maison Boisgirard l’a adjugée alors pour 3 065 000 F ! Groult a également conçu le mobilier d’une autre chambre entièrement gainé de galuchat vert cette fois. Une table de chevet tournante à six tiroirs en façade, gainée de peau de même couleur, a enregistré en avril 1999 à Cannes l’enchère de 1 330 300 F (Maître Issaly). Plus récemment à New York, une autre pièce extraordinaire de cet artiste, un tabouret en Macassar, ébène et galuchat crème, réalisé vers 1937, s’envolait à 136 300 $ (Christie’s). On pouvait y admirer la qualité de la peau ornée de belles perles blanches correspondant à l’arête dorsale de l’animal. À la conception un peu baroque d’un Groult, s’oppose celle, plus épurée, d’un Jean-Michel Frank, toute de simplicité. Cet artiste a également «abusé» de ce revêtement, utilisant toutes ses ressources esthétiques, de couleur ou au naturel, travaillé ou laissé brut. Sur certaines créations, il a ainsi utilisé la peau laquée pour imiter le same-nuri japonais. Mais, le plus souvent, Frank, associé à Adolphe Chanaux, l’emploiera «simplement» c’est-à-dire en frisage ou en marqueterie rayonnante de couleur claire, comme sur ce meuble de rangement adjugé 675 430 € à Nice en octobre 2001. Rousseau, Groult et Frank ne furent évidemment pas les seuls à avoir recours aux qualités décoratives de cette peau de poisson. Ruhlmann, Leleu, Legrain, la maison Dominique et toute la génération de l’entre-deux guerres l’utilisa avec plus ou moins d’ampleur, mais toujours comme la signature de l’élégance moderne. Le 2 juin prochain à Paris, la dispersion de quelques pièces emblématiques en galuchat de Ruhlmann, de Dim ou de Katsu Hamanaka, par Camard & associés, devrait confirmer la cote d’amour de cette matière auprès des amateurs de l’art déco. À suivre.