À l’occasion du bicentenaire de la naissance de Gustave Flaubert, Salammbô, son autre personnage féminin, revient dans toute sa splendeur.
Dans une lettre à Théophile Gautier, datée du jeudi 27 janvier [1859], Flaubert décrivait notamment la rédaction de Salammbô : «Depuis trois mois, je vis ici complètement seul, plongé dans Carthage & dans les bouquins y relatifs. Je me lève à midi et me couche à trois heures du matin. Je n’entends pas un bruit. Je ne vois pas un chat. Je mène une existence farouche et extravagante. Puisque la vie est intolérable, ne faut-il pas l’escamotter [sic] ? Je ne sais ce que sera ma Salammbô. C’est bien difficile. Je me fouts [sic] un mal de chien…» L’écrivain avait entamé la rédaction de son deuxième roman, le 1er septembre 1857 ; il devait l’achever le 24 avril 1862, à 7 heures du matin. Flaubert se sentait épuisé par cette tâche : «J’ai la fièvre tous les soirs et à peine si je puis tenir une plume. La fin a été lourde et difficile à venir», devait-il confier à Marie-Sophie Leroyer de Chantepie (1800-1888), avec laquelle il entretint une longue correspondance. N’avait-il pas laissé entendre, qu’après son retour du voyage de «repérage» en Tunisie (d’avril à juin 1858), il s’était senti dans un «état de confusion avancé» puis s’était remis à écrire «Salammbô avec fureur» ? L’édition originale du roman parut chez Michel Lévy frères le 24 novembre 1862 (datée 1863, grand in-8°). Un exemplaire relié à l’époque en demi-maroquin saumon à coins, les dos à nerfs ornés, les tranches marbrées, portant un envoi «à mon cher aimable ami Théophile Gautier», a été adjugé 10 742 €, à Drouot, le mercredi 16 décembre 2020 par Pierre Bergé & Associés, assisté par Stéphane Clavreuil et Christoph Auvermann, lors de la 5e vente de dispersion de la bibliothèque de Pierre Bergé. Cet exemplaire comporte l’ex-libris, et le cachet à sec du monogramme «TG» sur le titre. Il avait été initialement destiné à un autre ami de Flaubert, dont on ignore le nom puisqu’il l’a biffé avant d’écrire celui de l’auteur du Roman de la momie. On connaît, par ailleurs, un autre exemplaire (également l’un des vingt-cinq sur hollande), avec un envoi à Gautier. Flaubert lui devait bien cela. Dès la parution de Salammbô, celui-ci avait rédigé, pour le Moniteur universel du 22 décembre 1862, un long article clamant son admiration : «Aucune imagination orientale n’a dépassé les merveilles entassées dans l’appartement de Salammbô. Les yeux modernes sont peu habitués à de telles splendeurs. […] Ces mots exotiques, plus aisément compris, perdront leur étrangeté, et le style de M. Flaubert apparaîtra tel qu’il est, plein, robuste, sonore, d’une originalité qui ne doit rien à personne, coloré quand il le faut, précis, sobre et mâle lorsque le récit n’exige pas d’ornement – le style d’un maître enfin ! Son volume restera comme un des plus hauts monuments littéraires de ce siècle.» Les Goncourt appelaient Flaubert «le gros sensible». Ils furent du dîner qu’encadrait la lecture de Salammbô et reçurent naturellement un exemplaire de l’édition originale, un autre des vingt-cinq sur hollande. Celui-là, relié en papier-cuir japonais, gaufré brun à motifs, le dos lisse, le titre frappé à froid, les doublures et gardes de soie brodée de motifs floraux de style oriental, la tête dorée, non rogné, a été adjugé 56 000 €, à Drouot, le vendredi 7 mai 2021, par la maison Kâ-Mondo, assistée par Ludovic Miran et Maylis Ribettes. Il est accompagné d’un envoi en tête du faux-titre : «À mes très chers Jules et Edmond de Goncourt, G[usta]ve Flaubert». Sur le feuillet de garde, au-dessus du fameux ex-libris des Goncourt, désignant leur initiale par deux doigts d’une main, on lit cette note autographe à l’encre rouge : «Reliure pas mal carthaginoise [souligné], fabriquée avec une de ces feuilles de papier-cuir japonais que je crois avoir été le premier à employer pour la reliure des livres traitant de l’Extrême-Orient. [signé] De Goncourt». Salammbô connut un succès immédiat ; la première édition fut rapidement épuisée et trois autres tirages suivirent dans l’année 1863, totalisant 7 000 exemplaires. Et son incipit – «C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar.» – devint l’un des plus célèbres de la littérature française. Le texte avait pourtant laissé un certain nombre de fautes. Entre chacun des tirages, Flaubert avait apporté une dizaine de variantes et modifié de nombreux noms propres. La deuxième édition dite définitive, (Paris, Georges Charpentier, 1874, in-4°) «avec des documents nouveaux», comporte 160 variantes. Et les rééditions, en majorité illustrées, se sont succédé. On en compte plus d’une dizaine, due aux pinceaux ou burin, notamment, de Georges Rochegrosse, François-Louis Schmied, Pierre Noël, Gaston Bussière, Hertenberger, William Walcot, Lobel-Riche et même Philippe Druillet. Celui-ci a raconté sa rencontre avec Salammbô. Il a passé «huit ans à transposer, dans le style science-fictionnel, virtuose et déjanté qui est le sien, ce péplum hors d’âge. Une aventure artistique incroyable», explique l’éditrice Marie Barbier. Tout cela aurait fortement déplu à Flaubert. Lors de la discussion de son contrat avec Michel Lévy, il refusa catégoriquement les illustrations, ce qu’il devait confirmer à son notaire Ernest Duplan : «Jamais, moi vivant, on ne m’illustrera, parce que la plus belle description littéraire est dévorée par le plus piètre dessin […] Une femme dessinée ressemble à une femme, voilà tout… tandis qu’une femme écrite fait rêver à mille femmes […]