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Les albums Halévy, comme la madeleine de Proust

Publié le , par Anne Foster
Vente le 10 juillet 2019 - 14:30 (CEST) - Salle 9 - Hôtel Drouot - 75009

Un ensemble de six albums de photos, classé Trésor national, retrace en noir et blanc un temps que l’on appellera la Belle Époque. Degas et les Halévy ont composé une galerie de portraits… retrouvés sous la plume magistrale de Proust.

Edgar Degas (1834-1917), Daniel Halévy, Paris, 14 octobre 1895. Tirage également... Les albums Halévy, comme la madeleine de Proust
Edgar Degas (1834-1917), Daniel Halévy, Paris, 14 octobre 1895. Tirage également effectué chez les Halévy, 11,2 cm.

La chute du second Empire, le traumatisme de la Commune et l’affaire Dreyfus provoquèrent les premières secousses d’un séisme qui ébranlera les codes de la société française, notamment de ses hautes sphères, aristocratie et grande bourgeoisie. Degas et Proust, en artistes sensibles, perçoivent ce temps qui, de perdu, peut renaître grâce au souvenir qui lui redonne une réalité, peut-être autre mais néanmoins véritable. Ils fréquentent le même monde, partagent les mêmes amis malgré le fossé de l’âge : Degas est né en 1834  la même année que Ludovic Halévy , Proust, né en 1871, est l’aîné d’un an du fils de Ludovic, Daniel Halévy. Deux ensembles proposés dans cette vente, de provenance différente, permettent de tisser les liens entre ces deux maîtres, entre l’aristocratie et la société bourgeoise.
 

Marcel Proust (1871-1922). Poème autographe [mars ou mai 1904], pastiche de ballade médiévale, 4 pages in-8° avec liseré de deuil.
Marcel Proust (1871-1922). Poème autographe [mars ou mai 1904], pastiche de ballade médiévale, 4 pages in-8° avec liseré de deuil.

Du côté de chez Proust
Adolescent, Marcel observe tant à Paris qu’à Trouville une femme belle et élégante, la comtesse Greffulhe ; elle prêtera de nombreux traits à la personne de la duchesse de Guermantes. Elle représente le «monde-monde», celui qu’il voudrait tant intégrer. Il lui oppose, dans Du côté de chez Swann (1913), la figure d’Odette, épouse de Swann, et celle de Rachel, maîtresse de Robert de Saint-Loup, toutes deux «théâtreuses» du demi-monde. L’écrivain emprunte aussi de multiples traits à certaines de ses relations pour Swann : Charles Haas et Louis Suchet, marquis d’Albufera, qui suggéra également le personnage de Robert de Saint-Loup… Dans Le Côté de Guermantes (1920-1921), il fait ce constat : «Saint-Loup agissait, au contraire, conformément à ses théories, ce qui faisait dire qu’il était dans une mauvaise voie. Certes, du point de vue moral, Rachel était en effet peu satisfaisante. Mais il n’est pas certain que si une personne ne valait pas mieux, mais eût été duchesse ou eût possédé beaucoup de millions, Mme de Marsantes n’eût pas été favorable au mariage.» Sous la pression familiale, «mon petit Albu»  comme Marcel s’adresse à son cher ami  épousa une richissime héritière de la noblesse d’Empire, lui-même étant arrière-petit-fils du maréchal d’Empire Suchet. La correspondance proposée dans cette vente est composée de quatre-vingts lettres dont soixante-quinze inédites ; elle court de 1903 à 1908, années durant lesquelles Proust fut le confident de la passion de Louis Suchet d’Albufera pour Louisa de Mornand. Il prête de l’argent à son ami, car Louisa est une maîtresse dépensière ; il se démène pour obtenir des critiques de théâtre des billets en faveur de l’actrice ; il fait office de conseiller  que l’on ne peut pas appeler «matrimonial»  lors des disputes et des bouderies de la belle. Il rédige même un poème, pastiche d’une ballade médiévale, où il brocarde les parents «aristocrates rassis» : il le lui envoie en mars ou mai 1904 (voir photo page 12). Même après les noces de son «cher Louis», il continue son rôle de porte-parole et de boîte aux lettres entre les deux amants. Leur liaison dura en effet jusque dans les années 1910, malgré une lettre de rupture de l’amante le 17 juillet 1905, qui fait partie de la correspondance de Louisa conservée par «Albu»  environ cent lettres et soixante télégrammes , et évaluée 2 000/3 000 €. Proust est un témoin attentif de cet amour impossible et des affres de la jalousie, qu’il utilisera dans «la recherche» pour divers personnages.

 

Edgar Degas, Jules Taschereau, Jacques-Émile Blanche, Edgar Degas, Paris, mi-décembre 1895, 8 x 8,2 cm.
Edgar Degas, Jules Taschereau, Jacques-Émile Blanche, Edgar Degas, Paris, mi-décembre 1895, 8 8,2 cm.


Galerie proustienne
Ludovic Halévy appartient à la crème de la vie littéraire et artistique ; auteur à succès on lui doit les livrets d’opérettes, écrits avec Henri Meilhac, d’Offenbach et de l’opéra-comique Carmen de Georges Bizet, époux de sa cousine Geneviève, dont le salon sera très couru. Elle reçoit en sa compagnie dans ses soirées du jeudi jusqu’à son mariage avec Louise Breguet, de la dynastie horlogère, en 1868. On y rencontrait Edgar Degas, Édouard Manet, Charles Gounod, Charles Haas, le vicomte Eugène-Melchior de Vogüé, Robert de Montesquiou… Geneviève, mère d’un ami proche de Proust, Jacques Bizet, se remariera avec l’avocat Émile Straus, conseil de la famille Rothschild. «Le salon de Geneviève, écrit Ludovic Halévy, le faubourg Saint-Germain y va comme au Chat Noir et le Chat Noir comme au faubourg Saint-Germain.» Les Brancovan fréquentent aussi les salons des Halévy et de Madame Straus, ainsi que Marie Finaly, fille d’un banquier hongrois et sœur d’Horace, ami de Proust au lycée Condorcet. La galerie serait incomplète sans Hortense Howland (1835-1920), née Louise-Marie Delaroche-Laperrière, épouse de l’Américain William Edgar Howland. Dès les années 1880, elle pratique la photographie, et c’est certainement elle qui donna à Degas le goût de créer des mises en scène photographiques inspirées par le théâtre. Avant même de commencer à photographier, Degas organisait en effet des tableaux vivants, auxquels participaient ses amis et un photographe local, Walter Barnes ; la célèbre parodie de L’Apothéose d’Homère d’Ingres, en 1885, a été prise chez les Blanche, à Dieppe : Élie et Daniel Halévy sont agenouillés de part et d’autre d’un Degas à l’air accablé. Même devant l’objectif de son amie, il ne peut s’empêcher d’organiser la composition, plaçant les uns et les autres différemment selon les prises de vue. À son tour, il saute le pas.

 

Photographe non identifié, Marie Finaly, que Proust courtisa à Trouville, lui trouvant «l’air peinte par Dante Rossetti».
Photographe non identifié, Marie Finaly, que Proust courtisa à Trouville, lui trouvant «l’air peinte par Dante Rossetti».


Degas, photographe passionné
Le premier témoignage sur Degas photographe figure dans une lettre datée de l’été 1895 du peintre Zandomeneghi à Diego Martelli, où il parle de «quatre petits portraits [photographiques] qu’il a fait de moi dans son atelier, par une journée sinistre, l’hiver dernier». Degas part ce même été avec du matériel photographique pour le Mont-Dore et Carpentras, où il visite son ami Évariste de Valornes, malade. Il commande à Guillaume Tasset, peintre vendant des fournitures pour artistes, notamment des plaques, et fait réaliser ses tirages par sa fille Delphine. De retour à Paris, son enthousiasme ne faiblit pas. «En ce moment, Degas s’abandonne complètement à sa passion pour la photographie», évoque encore Zandomeneghi, dans une lettre de novembre 1895, racontant à Martelli comment il avait fait poser Bartholomé et lui-même en dieux des eaux devant le château de Dampierre… La plupart de ses prises de vue se tiennent le soir chez son ami Ludovic Halévy, auquel le photographe amateur annonce : «Je vous tomberai [dessus] un beau matin avec mon appareil.» Ludovic et Louise étaient eux aussi de bons photographes. Dans les albums, leurs clichés se mêlent aux treize identifiés comme étant de Degas. Même dans des sujets proches de ses œuvres à l’huile et au pastel, Degas recherche des effets purement possibles avec ce nouveau médium, dont plusieurs seront utilisées par Moholy-Nagy et Man Ray entre les deux guerres. Les doubles expositions, reconnues comme exceptionnelles, des photos prises chez les Halévy (voir page 13) surprennent par leur aspect surréaliste ; Degas en fit deux tirages pour chaque prise de vue. «L’inattendu et l’inexplicable, écrit Malcolm Daniel (Edgar Degas, photographe, éd. BnF, 1999), sont ce qui fait la force et le mystère de ces images.» 

Un trésor national
Albums Halévy Environ 1 370 photographies, dont 13 par Edgar Degas (1834-1917), montées par Ludovic Halévy (1834-1908) et sa famille en six albums dont quatre portent des légendes autographes de la main de Ludovic, années 1860-vers 1914.
Estimation : 400 000/500 000 €
Les «doubles», heureux hasards
Sur une page d’un album Halévy, figurent trois photographies étranges : par des effets de surimpression, des têtes flottent, des personnages disparaissent, comme avalés par les murs. Une note manuscrite de Ludovic Halévy indique sobrement «photographies doubles par Degas». On en sait un peu plus grâce à un passage fort détaillé du journal de Daniel Halévy. C’était une soirée, le 28 décembre, chez les Halévy, après un «charmant dîner» avec trois jeunes femmes, Henriette Taschereau, Mathilde et Jeanne Niaudet, ces dernières filles de son ami de longue date, Alfred. Degas se montre gai, tout au plaisir de cette jeune compagnie, et décide d’aller quérir son appareil pour une séance photographique. «La soirée plaisir était finie, poursuit Daniel. Degas enfla sa voix, devint autoritaire […] la soirée devoir commença ; il fallut obéir à la terrible volonté de Degas, à sa férocité d’artiste.» S’étant glissé dans le salon, il assiste dans l’ombre au rituel. La mise en place des figurants, de leurs attitudes l’un envers l’autre, ne peut être discutée. «Il déplaçait les lampes, changeait les réflecteurs, essayait d’éclairer les jambes en posant une lampe par terre», décrit ensuite le jeune Halévy. Lorsque tout fut à sa convenance, Degas décida de faire une autre prise de vue. Ludovic mentionne ces photos dans une lettre de 1896 à Albert Boulanger-Cavé, présent sur nombre de photos de Barnes, Howland ou Halévy : «Mais il s’est trompé deux fois, a oublié à chaque fois de retirer et de remplacer les plaques si bien que sur chacune, il y a en désordre, pêle-mêle, les portraits de moi, d’Élie et de Daniel […] Cette salade est d’un effet assez curieux.» Degas envoya à son ami des tirages de chaque négatif ; Ludovic colla ceux où il figurait, côte à côte, l’un tourné à quatre-vingt-dix degrés dans son album. Grâce à sa volonté de jouer sur les fortes zones d’ombre, pratiquement non exposées, les images en surimpression se détachent avec vigueur. En les cadrant plus serré, Degas créait de nouveaux portraits. Mais aucun ne distille cette saveur surréaliste avant l’heure. Les heureux hasards de l’imprévu…


 
Le même recadré et à un angle de quatre-vingt-dix degrés.
Le même recadré et à un angle de quatre-vingt-dix degrés.
Edgar Degas. Mathilde et Jeanne Niaudet, Daniel Halévy, Henriette Tascherau ; en surimpression, Ludovic et Élie Halévy.
Edgar Degas. Mathilde et Jeanne Niaudet, Daniel Halévy, Henriette Tascherau ; en surimpression, Ludovic et Élie Halévy.

 
mercredi 10 juillet 2019 - 14:30 (CEST) - Live
Salle 9 - Hôtel Drouot - 75009
Beaussant Lefèvre & Associés
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