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L’encre de Chine inspire toutes les sympathies

Publié le , par La Gazette Drouot

Le marché asiatique de l’art en pince pour ce médium traditionnel ouvert aux hybridations et innovations techniques. Musées et collectionneurs occidentaux s’y intéressent à leur tour. Et si l’encre faisait tache d’huile à l’international ?

He Xi (né en 1960), Who is Singing There ? #1, 2018. L’encre de Chine inspire toutes les sympathies
He Xi (né en 1960), Who is Singing There ? #1, 2018.
COURTESY ORIGINAL SONG GALLERY

Le marché de l’encre est en pleine expansion, notamment en Asie, qui en est le berceau et où son utilisation à des fins tant spirituelles qu’artistiques remonte à quelque 2 700 ans avant notre ère. La catégorie beaux-arts et calligraphie, qui inclut les artistes modernes et contemporains recourant à l’encre, représentait déjà 66 % du marché de l’art chinois en valeur (43 % en volume) en 2017. Autant dire que l’encre tire le marché mondial vers le haut, et qu’en élargissant la perception occidentale de l’art asiatique  souvent limitée aux artistes chinois déjà consacrés aux États-Unis ou dont l’esthétique se rapproche des goûts anglo-saxons et européens,  tels Zhang Xiaogang ou Zeng Fhanzi , ce médium ancestral devrait encore avoir de beaux jours devant lui. «Hors de Chine, peu de gens réalisent que la grande majorité du marché de l’art dans ce pays est en fait composé de peintures à l’encre et de calligraphies, d’apparence traditionnelle pour la plupart», constate Christopher Reynolds, cofondateur et directeur de l’Ink Studio, à Pékin. Selon lui, si l’encre est encore peu reconnue à l’Ouest, cela tient en grande partie à la perception différente du temps. En Orient, celui-ci ne peut être cadré, il est infini, et l’art de l’encre s’inscrit dans cette philosophie, radicalement opposée au temps linéaire, avec un début et une fin, des périodes historiques très marquées, en vigueur en Occident.
Un potentiel énorme
Le marché des encres a commencé à se développer rapidement entre 2010 et 2012, lorsque l’art chinois s’est remis de la crise financière. En 2013, Sotheby’s s’est mis à croire au potentiel de ce secteur, au point d’organiser une première vente à Hong Kong et de créer un département spécialisé. Christie’s lui a emboîté le pas l’année suivante. En 2016, Sotheby’s a réalisé la vente de la collection Origo : 83 peintures à l’encre monumentales, ainsi que plusieurs enregistrements d’artistes. La vacation a rapporté 5,6 M$. Les créateurs modernes et contemporains n’en finissent pas de battre des records. En décembre 2017, Qi Baishi (1864-1957) est devenu le premier artiste chinois à vendre une œuvre plus de 100 M$. Son ensemble de panneaux à l’encre brossée, Twelve Landscape Screens (1925), s’est vendu 141 M$ chez Poly International à Pékin. L’artiste moderne Huang Binhong (1865-1955) a également battu un record l’année dernière avec son œuvre Yellow Mountain, vendue pour 49 M$ chez China Guardian. Les artistes contemporains ne sont pas les seuls à tirer leur épingle du jeu : Cui Ruzhuo, né en 1944, est devenu l’artiste chinois vivant le plus cher après la vente de Twelve Screens of Finger Ink Landscape pour 34  M$ chez Poly. L’encre est l’élément moteur du marché de l’art chinois, quand bien même elle n’en serait qu’à ses balbutiements, comme l’analyse Chan Shing Kau, le président de la Société de peinture à l’encre moderne de Hong Kong. Les maisons de ventes s’attendent, elles aussi, à un développement significatif, à la fois en termes de chiffre d’affaires mais également de diversité des œuvres. Carmen Shek, chef de ventes spécialisé du département de peinture chinoise chez Christie’s à Hong Kong, mise sur une reconnaissance internationale de plus en plus forte, grâce à une réinterprétation de cette forme d’art traditionnel chinois, son caractère universel. «En Chine, la peinture à l’encre est vénérée au-dessus de toutes les autres formes d’art, alors qu’elle n’est encore considérée que comme une discipline secondaire en dehors de l’Asie», rappelle Christopher Reynolds, selon qui elle pourrait devenir, à terme, aussi populaire que n’importe quel autre nouveau média en Occident et influencer de nouvelles pratiques artistiques. Quelques collectionneurs occidentaux notables, notamment américains, ont déjà montré leur intérêt pour les œuvres à l’encre, par exemple Ethan Cohen avec la collection Origo ou, plus récemment, Wilbur Ross, qui a acquis des pièces de Liu Kuo Sung, l’un des plus grands artistes contemporains de cette discipline (né en 1932), tant pour son esthétique que pour sa valeur d’investissement. En mars 2017, une vente exclusive d’œuvres chinoises provenant du musée Fujita d’Osaka a généré 262 M$ en une seule soirée chez Christie’s à New York, un chiffre d’affaires supérieur au résultat global de l’art chinois sur le marché américain en 2016. Les collectionneurs orientaux sont, pour leur part, principalement motivés par leur instinct patriotique, en particulier ceux de Chine continentale qui, selon Christopher Reynolds, représentent aujourd’hui les deux tiers du chiffre d’affaires de l’Ink Studio…
Spiritualité et sensibilisation
«Le public connecté à l’art de l’encre est appelé à augmenter de jour en jour», assure Chan Shing Kau, tant ce médium répond au besoin de Spiritualité aussi bien en Orient qu’en Occident. Les contributions des musées internationaux et autres institutions culturelles à une meilleure connaissance de l’encre en sont une preuve supplémentaire. En 2012, Michael Goedhuis a ainsi organisé un événement pour la Saatchi Gallery de Londres, intitulé «The Art in China». Un an plus tard, le Metropolitan Museum of Art de New York présentait une exposition magistrale sur l’art de l’encre et, en 2016, les commissaires Betty Lutyens-Humfrey et Chen Lin réinvestissaient la scène londonienne avec l’exposition «Peintures à l’encre de la Chine contemporaine», au Royal College of Art. Le musée Guggenheim n’était pas en reste, avec son exposition consacrée à l’art en Chine après 1989… Les collections permanentes américaines et européennes s’enrichissent également d’œuvres à l’encre, comme au Musée d’art du comté de Los Angeles (LACMA) avec la collection Cognié, ou au Metropolitan de New York. Le Victoria and Albert Museum de Londres a acquis, en 2016, une grande œuvre de céramique de Liu Jianhua (née en 1962), issue d’une série qui fait la part belle aux «gouttes d’encre». «Cet intérêt croissant pour le travail de l’encre a pour corollaire une augmentation du nombre de visiteurs, comme l’attestent la fréquence et la variété des expositions que l’on peut voir actuellement en Chine», note encore Carmen Shek. Le renouveau de cet art a pourtant débuté à la fin des années 1950 hors de Chine continentale, en l’occurrence à Taiwan, où Liu Kuo Song (aujourd’hui âgé de 86 ans), l’un des principaux fondateurs du groupe Fifth Moon, avait trouvé refuge. L’approche moderne de ce médium en Chine n’est intervenue que dans les années 1980, à la fin de la Révolution culturelle, Mao ayant jugé la pratique artistique de l’encre trop élitiste. Deux courants cohabitent depuis : l’un, traditionnel, représenté par des artistes comme Liu Dan, Li Xubai, Li Huayi ou Yang Yanping ; l’autre, plus avant-gardiste, incarné par des créateurs tels que Yang Jiechang, Qiu Anxiong, Qiu Zhijie, Xu Bing ou Qin Feng. Lesquels n’hésitent pas à utiliser d’autres supports (installations, vidéos, multimédia…) pour valoriser l’encre. Au-delà de toute histoire, de toute géographie et peut-être même de toute matérialité, l’encre garde les qualités requises pour écrire l’avenir de l’art mondial.

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