Située dans un quartier défavorisé du vieux Grasse, la nouvelle médiathèque Charles Nègre cumule louanges et prix. Dans un contexte dense et complexe, elle parvient à relever tous les défis, architecturaux et contextuels.
La première chose qui nous a frappés, c’est la ville, qui est absolument extraordinaire», s’enthousiasme Laurent Beaudouin. Avec son épouse et associée Emmanuelle Beaudouin, ainsi que leur jeune confrère Ivry Serres, l’architecte a signé la toute nouvelle médiathèque de Grasse (Var), inaugurée en décembre dernier et lauréate de la prestigieuse Équerre d’argent 2022. «Avec ses ruelles très étroites, ses bâtiments qui se frôlent à quelques mètres de distance, et une lumière magnifique et forte qui se glisse entre les édifices, le vieux centre se caractérise par une densité tout à fait remarquable», poursuit-il. Insérer l’édifice avec justesse dans cette grande concentration était donc le défi majeur du projet architectural. Non seulement les maîtres d’œuvre l’ont relevé avec brio, mais ils sont parvenus à en faire la source dont découle une bonne partie de la «poésie folle» saluée par le jury de l’Équerre, qui s’est réuni le 21 novembre. Décidée par la municipalité en 2008, la nouvelle médiathèque de 3 663 mètres carrés remplace de tout petits locaux anciennement occupés par les bibliothèques publiques, permettant de tripler l’espace disponible, de doubler le nombre de documents proposés et d’offrir aux habitants un outil performant, doté d’équipements numériques dernier cri. Le site alloué par la Ville, dans un quartier assez dégradé et déclaré zone prioritaire par le gouvernement, mesurait à peine 1 000 mètres carrés et comprenait, à l’arrière, des maisons anciennes que les Bâtiments de France souhaitaient voir préserver en façade. Outre sa taille très réduite par rapport au programme, le terrain cumulait les inconvénients d’un fort dénivelé et de jouxter un réservoir d’eau, dont la couverture forme une place – celle du Rouachier – et sur lequel aucune structure ne peut prendre appui. Qui plus est, Grasse est situé en zone sismique, imposant des contraintes très strictes. Très vite, les architectes ont compris que pour faire face au manque de place, il fallait une construction en porte-à-faux et que vu le risque sismique, seule une structure en béton armé – un matériau que maîtrisent particulièrement les entreprises provençales – offrirait la résistance requise. Puisant dans leur admiration pour Louis Kahn (1901-1974), les maîtres d’œuvre ont emprunté au légendaire architecte américain son système de «voûtes» en béton aplaties, telles que magistralement mises en œuvre au Kimball Art Museum (1972) à Fort Worth, au Texas. Si à Grasse, elles semblent léviter dans l’espace comme par magie, c’est parce qu’à l’instar des originales, ce sont des poutres profilées qui, tout en offrant des plateaux libres, rigidifient le bâtiment. Les très solides cages d’ascenseur et d’escalier, judicieusement positionnées pour que la structure résiste à toute torsion en cas de secousse, assurent de leur côté la prise de charges verticales.
Comme une lanterne chinoise
Grâce à ces prouesses constructives, et contrairement à la première impression visuelle, l’enveloppe de la médiathèque est généreusement vitrée. Cependant, pour faire face au soleil torride du Midi et à la proximité du voisinage dans ce tissu très urbanisé, les architectes ont voilé le bâtiment d’un claustra de colonnettes cannelées en béton blanc, suffisamment rapprochées pour empêcher l’entrée des pigeons. Le résultat, très graphique, le fait apparaître comme fermé et solide le jour, tandis que de nuit, la médiathèque s’allume telle une lanterne chinoise. Sur l’élévation se dressant place du Rouachier – par laquelle on accède à l’entrée principale, grâce à une passerelle reliant la couverture du réservoir au deuxième étage de l’édifice –, les architectes ont gardé une baie vitrée sans voile, qui permet de voir le dedans depuis l’extérieur. Laissant paraître la fonction du bâtiment dans la cité, ce dispositif encourage à y pénétrer. Il est doublé à l’arrière d’une tourelle tout en colonnettes, qui se dresse au-dessus des façades préservées : évocation des hautes tours effilées du Grasse médiéval, elle signale la présence de cet important édifice public, symbole de l’esprit républicain, dans le paysage alentour.
Un retissage urbain et social
Le seuil franchi, un environnement tout en béton gris nu, à la fois monacal et feutré, accueille le public. Coulées en panneaux décalés les uns par rapport aux autres et aux joints en saillie, ses surfaces animées représentent un véritable travail d’ébénisterie de la part des coffreurs, ainsi qu’un nouveau clin d’œil au maître Louis Kahn. Avec une grande salle d’exposition, un auditorium et un petit espace dédié à l’enfant du pays Charles Nègre (1820-1880), pionnier de la photographie dont elle porte le nom, la médiathèque met l’accent sur l’art, proposant même – dans un contexte de quartier défavorisé – une artothèque où l’on peut emprunter des œuvres contemporaines et les accrocher temporairement chez soi. La densité du programme ainsi que les gabarits en vigueur dans le secteur ont imposé des plafonds relativement bas, rendus imperceptibles grâce aux voûtes – allégeant toute sensation de compression – et à un ingénieux système de trémies qui fait s’ouvrir l’espace, tout en permettant à la lumière naturelle de se faufiler partout. Filtrée par le claustra de colonnettes, celle-ci n’est jamais éblouissante mais douce et apaisante, comme il se doit dans un espace de lecture où règnent calme et sérénité, alors que l’éclairage artificiel est finement intégré au tissu même de l’édifice. Étant donné la hauteur de l’ensemble, qui comprend une terrasse avec buvette à son cinquième et dernier niveau, la question de la distribution verticale devenait primordiale. Bien que les ascenseurs et escaliers de secours permettent une liaison rapide entre les étages, ils sont doublés par une rampe d’honneur, installée dans une structure dédiée. «La question du parcours, de la promenade architecturale qui se fait dans la durée, est fondamentale, explique Laurent Beaudouin. Il y a un objectif dans nos bibliothèques : celui de freiner la perception du temps. Par rapport au monde extérieur, où il y a du bruit, où les gens courent, où l’on est toujours pressé, on doit changer de temporalité lorsqu’on y entre. Le moment de la lecture est un temps ralenti, de contemplation… Cette transition est permise par la rampe, qui est un moyen de se déplacer aussi dans une autre dimension. On étire la durée de parcours, mais cela fait dilater le temps.» C’est également le principe du temps et de ses effets qu’évoque Laurent Beaudouin lorsqu’il défend le choix du béton, matériau de plus en plus critiqué pour son empreinte carbone, dans un contexte de crise environnementale. «Il y a dans les notions d’architecture durable une sorte d’ambigüité, parce que les matériaux utilisés sont très souvent fragiles : des habillages en bois, des isolations en polystyrène, rappelle-t-il. Pour nous, la question implique une existence durable du bâtiment. Les matériaux doivent donc être pérennes et bien vieillir, se patiner et non pas se salir ou se dégrader. Nous espérons que la médiathèque de Grasse aura une longue vie.» À la fois simple et complexe, massif et léger, solide et diaphane, ce grand cloître lumineux, d’une élégance à la fois stricte et généreuse, relève brillamment le défi, trouvant dans la contrainte le potentiel et dans le paradoxe, la poésie.