Ses effluves se répandent dans les nuages sacrés de l’empire chinois, entraînant à leur suite la fabrication de nombreux objets joignant à l’utile une forte symbolique. Et des enchères parfumées.
Profitons de l’exposition au musée Cernuschi, relatant l’histoire d’une fragrance indissociable de celle de l’Empire chinois, pour partir sur la voie des objets indispensables au culte de l’encens, où l’on découvre qu’ils ont traversé les siècles et les dynasties sans que jamais leur nuage odorant ne perde de leur intensité. De fait et le propos du parcours muséal est très clair à ce sujet , l’encens dont les parfums variés se répandent dans les différentes salles grâce à un ingénieux système de bornes olfactives permet d’aborder les plus brillantes créations artistiques de la civilisation chinoise, et ce à travers une grande variété de médiums.
La route de l’encens
La myrrhe et l’encens constituent deux des offrandes des Rois mages, au même titre que l’or ; c’est peu de dire leur préciosité sous l’Antiquité, le christianisme ne faisant ensuite que perpétuer une tradition remontant à l’Ancien Testament. Tous deux sont des sécrétions résineuses d’arbustes poussant presque exclusivement dans le sud de la péninsule arabique, et tous deux ont vu leur senteur exhaler dans le vaste monde. Depuis l’Égypte la reine Hatchepsout organisa une grande expédition pour s’en procurer, comme en témoigne une scène sur l’un des murs de son temple de Deir el-Bahari et Babylone, en passant par les temples de Baal et de Yahvé les dieux sont friands de ces fumées montant vers eux comme un sacrifice , ces résines se sont évaporées vers l’Occident et, beaucoup plus à l’est, vers la Chine et le Japon. Un commerce sur lequel les royaumes arabes, ayant compris leur valeur, veillaient jalousement. La route de l’encens a fait leur fortune, avant l’existence de celle du pétrole… Le mot «encens» a ensuite évolué, ne désignant plus seulement la gomme issue de l’oliban, mais aussi un mélange de résines et d’huiles végétales (myrrhe, benjoin, camphre, bois de santal, bois d’aigle…), que l’on calcine avec d’autres aromates pour obtenir de petits grains. Une fois brûlés sur un charbon ardent, ceux-ci dégageront leur parfum spécifique. Et voici ces volutes débarquées en Chine, prêtes à conquérir le vaste Empire. L’invasion pacifique fut rapide. Confucius (551-479 av. J.-C.), dont la sagesse et les principes se sont propagés aussi loin que ceux de cette précieuse quintessence, alla jusqu’à affirmer d’un gouvernement idéal «qu’il doit exhaler une odeur d’encens».
Vecteur de méditation
À la fin des Royaumes combattants (453-221 av. J.-C.), les premiers modèles de brûle-parfums voient le jour, inspirés des coupes à pied couvertes cérémonielles. Celles-ci sont détournées et leur couvercle, ajouré, pour laisser s’échapper les fumées odorantes. Dès la dynastie Han (206 av.-220 apr. J.-C.) apparaît un étrange bestiaire, dont le canard forme la tête du cortège ; le volatile aura une longue descendance jusque sous les Ming (1368-1644), où on le place dans la chambre des jeunes femmes. Représentant un oiseau, une figurine d’esprit archaïque, mais du XIXe siècle témoignage de la persistance des traditions , était adjugée 4 463 € chez Aguttes, le 18 décembre 2015. À partir des Song (960-1279), la culture des lettrés connaît un essor sans précédent, et l’encens y participe. Il devient vecteur de méditation et entre dans le quotidien des édiles, qui mènent des recherches à la fois sur les procédés de composition des parfums et sur les matières parfumées. Lu You (1125-1210) écrit : «L’éventail circulaire à la main, je laisse aller mon pinceau sans but. Après m’être rafraîchi à la source, seul, j’allume l’encens.» Cette époque voit proliférer autour du brûle-parfum, qui occupe un rôle central, boîtes et vases à encens, le plus souvent en céramique. Ces trois éléments sont indispensables à la fumigation, appelée lu ping san shi.
Une impériale longévité
Deux modèles de brûle-parfum, l’un en jade blanc surmonté d’une chimère du XIXe siècle (Fraysse & Associés, 9 avril 2014) et le second en bambou sculpté à prise en néphrite blanche d’époque Qianlong (1736-1795), chez Ader le 28 mars 2013, diffusaient très haut à Drouot, respectivement à 373 500 € et 81 790 €. Deux ouvrages à haute valeur décorative aujourd’hui encore… Selon le Traité des parfums de Chen Jing (XIIe-XIIIe siècle), l’un des principaux manuels consacrés au sujet sous les Song, on conservait l’encens sous forme de bois, de résine ou encore de divers assemblages dans des boîtes en grès. Celles-ci étaient soigneusement scellées avec du papier ciré et enterrées durant au moins un mois, afin que tous les composants se mêlent et développent un parfum spécifique. C’est ainsi que de nombreux modèles de boîtes à encens sont sortis des fours des principaux centres de production céramique de l’époque. Elles ne sont pas fréquentes sur le marché, les plus rares étant à l’abri dans de grandes collections privées ou dans les vitrines des institutions muséales. Sur de nombreuses peintures quelques-unes, en provenance du musée de Shanghai, sont accrochées aux cimaises du musée Cernuschi , l’on s’aperçoit de l’omniprésence de l’encens, au même titre que la calligraphie, la musique et les échecs. Chacun des anniversaires de l’Empereur donnait lieu à un présent d’encens, comme vœu de longévité.
Une culture prospère
Le vase, né sous les Song, se développe aux époques ultérieures. Il est le contenant de la cuiller et des baguettes avec lesquelles on manipule la cendre et les braises. En bronze cloisonné 37 200 €, une forme bouteille chez Tessier & Sarrou et Associés le 16 juin 2014 , en bambou 21 250 € un modèle sculpté entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, chez Daguerre le 14 décembre 2013 , en laque rouge (13 750 € chez De Baecque & Associés le 10 novembre 2017)… L’imagination des artisans est sans limites et use de tous les matériaux à leur disposition. Le florilège d’objets raffinés ne s’arrête pas là. La généralisation du parfum sous forme de bâtonnets entraîne l’apparition de nouveaux réceptacles. Chimères, éléphants, divinités taoïstes, sages «Hehe»… sont conviés à partir de la période Kangxi (1661-1722) à devenir des porte-encens. Ces supports, fonctionnant le plus souvent par paire, sont des partenaires réguliers des ventes d’Asie. Il est possible de les acquérir à partir de quelques centaines d’euros : 300 € une chimère Kangxi (avec une monture en bronze du XIXe siècle) en porcelaine émaillée vert, brun, jaune et noir lors de la vente de Drouot Estimations du 5 mars 2016, 1 628 € pour deux divinités taoïstes campées sur leurs jambes et supportant le plateau (Kalck et associés, le 21 novembre 2016), 1 377 € un couple de chiens de Fô en blanc de Chine du XVIIIe siècle (Thierry de Maigret le 17 avril 2014), ou encore 2 631 € un couple de chimères en porcelaine émaillée bleu turquoise (Auction Art Rémy Le Fur & Associés, le 10 juin 2014)… et la liste pourrait se poursuivre. Profitant des nombreux bienfaits qui lui étaient attribués, l’encens a su tracer son sillage au long de toutes les dynasties. L’affiche de l’exposition de Cernuschi reprend un détail d’une peinture datant des Ming, où l’on voit une jeune femme rêveuse parfumer ses longues manches au-dessus d’un brûle-parfum. Une image d’une rare poésie, aérienne comme les volutes odorantes, et délicate comme la culture des lettrés.