Jeanne Tachard mériterait qu’un véritable travail d’historien de l’art soit fait sur elle», affirme le commissaire-priseur Bertrand de Latour. Aucune vente, nul ouvrage n’ont jamais été entièrement consacrés à cette personnalité hors norme de la première moitié du XXe siècle. La dispersion à Montpellier de quatre-vingts lots provenant de sa collection, conservés par les enfants de son fils adoptif, Bernard Segond, et par son neveu Frédéric Johnston, est ainsi l’occasion de découvrir cette femme non conventionnelle : une couturière devenue commanditaire des artistes de l’avant-garde. À l’instar de Colette, dont elle fut une amie proche, elle a eu un parcours exceptionnel, qui l’a conduite à une réussite tant professionnelle que sociale. «Elle est née en 1870 dans une famille très modeste d’un petit village jurassien, où son père était ouvrier agricole», explique son neveu. Celle qui s’appelle encore Jeanne Poncin, «Jita» pour ses proches, arrive à Paris vers 1900 avec pour seuls bagages ses mains en or et un goût très sûr. Elle travaille dans des ateliers de couture, et rencontre bientôt le jeune ingénieur André Tachard, fils aîné du député et ambassadeur Albert Tachard. Par son mariage, célébré en 1901, elle entre ainsi, contre la volonté de ses beaux-parents, au sein d’une riche famille protestante de Mulhouse ayant fait fortune dans la banque. Profondément épris de son épouse et confiant en son talent, André lui achète en 1907 le salon de modiste de Suzanne Talbot, au 14, rue Royale à Paris. En peu de temps, Jeanne Tachard deviendra la plus grande créatrice de chapeaux de son époque. Douée d’une incroyable clairvoyance, elle se hissera à la hauteur des grands couturiers d’alors, notamment de Jacques Doucet. Elle imagine ainsi des coiffes coordonnées aux robes de son voisin de la rue de la Paix. En quelques années, ses créations séduisent les femmes de la haute société. Et elle fait fortune. Elle entre alors dans un nouveau monde : «C’est une revanche pour Jeanne Tachard, contre son milieu social d’origine, mais aussi contre sa belle-famille très bourgeoise qui ne l’acceptait pas», explique Bertrand de Latour. Mais un événement devait bouleverser sa vie : la mort de son fils Louis, brillant polytechnicien tué dans un combat aérien, en 1917, et pour lequel sa mère commanda à Henri Laurens une sculpture en forme d’oiseau étendant ses ailes protectrices sur sa tombe du cimetière de Montparnasse (est. 40 000/60 000 €, en attente de l’autorisation des Bâtiments de France). Elle décida alors de vendre sa lucrative entreprise à sa première vendeuse, Juliette Lévy, connue par la suite pour avoir confié l’aménagement de son appartement de la rue de Lota à Eileen Gray.
La nouveauté comme signe de modernité
Après le temps du deuil viendra celui de la collection. Les années 1920 seront pour Jeanne Tachard placées sous le signe de l’art. Entourée d’artistes, elle découvre les créateurs de l’avant-garde. Se moquant des conventions, elle assume le choix de la nouveauté en opposition à tous les goûts passéistes de la bourgeoisie et d’une société française dont elle ne veut plus. N’est-elle pas de ceux qui conseillent à Jacques Doucet de se séparer de sa collection du XVIIIe siècle en 1912 ? Ses amis peintres se nomment Francis Picabia ou Léonard Foujita, ce dernier étant présent dans cet ensemble à travers deux dessins réalisés à l’encre, Jeune femme et Jeune femme au bonnet, dont on attend 3 000/5 000 € (chaque). Elle apprécie également l’univers éclectique de Jean Lurçat, évoqué par une grande huile sur toile, Homme de dos dans un paysage (prisée 6 000/10 000 €). Max Ernst, Moïse Kisling ou l’artiste brésilienne Tarsila do Amaral, dont elle est l’une des premières à acheter les œuvres, garnissent les murs de ses différentes habitations, considérées comme emblématiques d’une époque. Son appartement situé au 41, rue Émile-Menier dans le 16e arrondissement de Paris, dans lequel elle demeurera jusqu’à la fin de sa vie, est son premier chantier.
Une œuvre totale
Jeanne Tachard a effectivement fait construire un immeuble entier par l’architecte Paul Ruaud, et confié l’aménagement du rez-de-chaussée à Pierre Legrain. Si c’est elle qui a présenté André Breton à Doucet, ce dernier lui fait rencontrer celui qu’il a chargé depuis 1917 de relier sa précieuse bibliothèque moderne. Pierre Legrain va donner la pleine expression de son art dans ce projet décoratif, qu’il exécute en 1920-1921 comme une œuvre totale, concevant tout, jusqu’aux porte-serviettes (600/1 000 €), au tapis en laine marron à décor géométrique de la salle à manger (6 000/8 000 €), ou encore un verre conique et une coupe de fruits à col polylobé en verre malfin à liseré brun ou bleu (150/250 €). Hélas, point de meubles signés Legrain dans cette vente, ces derniers ayant été dispersés de manière éparse à partir de 1963. Le relieur devenu ensemblier ira encore plus loin pour l’aménagement de la villa de La Celle-Saint-Cloud, dans les Yvelines, en 1923-1924. Jeanne Tachard l’encourage sans cesse à aller vers plus de modernité et de dépouillement. Elle lui confie même l’architecture du jardin, qu’il conçoit comme une reliure au décor mosaïqué : une grande première pour l’artiste ! À l’intérieur, il y avait peu de meubles, des peaux de bête jonchaient un sol entièrement dallé de verre de Saint-Gobain, les couleurs étaient vives et contrastées, la lumière dirigée avec minutie et les lignes géométrisées à l’extrême… «Un choix assumé de la radicalité du XXe siècle qui fit de cette maison un véritable musée, mais aussi un lieu de vie pas toujours agréable pour un enfant», précise encore le commissaire-priseur. Ce décor épuré était un écrin parfait pour ses meubles aux bois exotiques et aux matières hétérogènes, mais aussi pour les tableaux dont Legrain assura parfois l’encadrement, dans une démarche proche de celle de la reliure. En témoigne ici l'un fait de deux planches de pin qui prolonge dans l’esprit du cubisme synthétique une toile d’Ángel Zárraga, Composition cubiste à l’oiseau (30 000/45 000 €).
Aux premières heures de l’art africain
Dans le grand salon de la villa futuriste de La Celle-Saint-Cloud, placée sur une balustrade, trônait une statuette féminine d’Ossip Zadkine au primitivisme extrême, présentée ici avec une estimation de 80 000/100 000€. Elle y était entourée d’œuvres africaines, dans un dialogue fascinant entre les formes épurées contemporaines et exotiques. Il faut dire que Jeanne Tachard fut l’une des toutes premières collectionneuses d’art africain, avant même 1914, influencée par la galeriste Jeanne Bucher ou par quelques artistes, mais surtout animée d’une grande soif de découverte. Cet ensemble marqua fortement Pierre Legrain. Ainsi le trône fon de l’ancien royaume du Dahomey (Bénin) qui était placé dans le grand salon, à la forme symbolique des quatre piliers soutenant le ciel (5 000/10 000 €), l’inspira dans sa création du tabouret curule en ébène sculpté, réalisé pour le Salon des artistes décorateurs de 1924 et acquis par Jacques Doucet. Un spécimen ngombe du Congo, à quatre pieds et assise cloutée inclinée (8 000/15 000 €), a également servi de modèle à Legrain pour son siège courbé laqué, lui aussi de l’ancienne collection du couturier et aujourd’hui conservé au Virginia Museum of Fine Arts, à Richmond. L’art asiatique n’a pas non plus échappé à son œil averti, comme le rappellent plusieurs lots de la vente, dont une suite de quatre chaises laquées rouge issues d’un travail franco-chinois et destinées à sa salle à manger parisienne (8 000/10 000 €). Dans ses villas de Saint-Tropez ou de Sainte-Maxime, Jeanne Tachard fit aussi intervenir Eileen Gray, lui commandant notamment deux de ses célèbres fauteuils Bibendum, ou encore Marcel Coard, dont une paire de fauteuils provenant du jardin d’hiver de la villa des Vingt-pins est annoncée à 2 000/3 000 €. Autant de terrains de jeu pour une femme à la curiosité et la fibre artistique sans limites…