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Hélène d’Œttingen, artiste et baronne

Publié le , par Laurence Mouillefarine

Femme de lettres et peintre, Hélène d’Œttingen, aristocrate russe, est d’autant plus énigmatique qu’elle signait ses œuvres sous trois pseudonymes masculins. Un galeriste parisien la replace dans le contexte artistique bouillonnant de Montparnasse à la Belle Époque.

© Man Ray 2015 Trust / Adagp, Paris 2023 Hélène d’Œttingen, artiste et baronne
© Man Ray 2015 Trust / Adagp, Paris 2023

Les « autrices » et « écrivaines » n’étaient pas encore nées : une femme douée devait parfois se faire passer pour un homme. À la Belle Époque, la baronne Hélène d’Œttingen, ne se refusant rien, prit trois pseudonymes : elle signait ses tableaux François Angiboult, ses romans et essais Roch Grey, et choisit
le nom Léonard Pieux pour ses poèmes. Avouons-le, nous avons découvert l’existence de cette artiste en 2007, à l’occasion d’une vente aux enchères chez Artcurial, qui dispersait la collection de Haba et son fils Roussot, dont on ignorait tout. Même Benoit Sapiro, dont la galerie Le 
Minotaure, à Paris, défend avec ferveur, depuis deux décennies, les plasticiens de Russie et d’Europe centrale, ne connaissait pas cette baronne. Intrigué par la mystérieuse aristocrate, le galeriste se mit aussitôt à enquêter, plongea dans ses écrits, se rapprocha de ses ayants droit, lesquels, justement, souhaitaient la faire valoir. Avec eux, le marchand mit au point une donation destinée au Centre Pompidou, orchestra une rétrospective au musée Pouchkine à Moscou. Il y a quelques mois, il montait une exposition, « Les Cercles de la baronne », dont le catalogue est aujourd’hui diffusé en librairie par In Fine. Autour de notre héroïne, il réunit Frantisek Kupka, Léopold Survage, Robert et Sonia Delaunay, Fernand Léger, Louis Marcoussis, Marie Vassiliev et ses poupées, le sculpteur Alexandre Archipenko… Autant d’artistes que la belle Hélène a connus et, parfois, soutenus. Car elle était aussi mécène.

 

François Angiboult, Tapisserie, années 1920, tissus assemblés, 181 x 234 cm. © Archives Galerie Le Minotaure
François Angiboult, Tapisserie, années 1920, tissus assemblés, 181 x 234 cm.
© Archives Galerie Le Minotaure

La baronne aux trois pseudos
Née au sein de l’Empire russe – dans l’actuelle Ukraine – vers 1875 (elle a toujours menti sur son âge), Elena Miaczinska appartient à une famille fortunée, propriétaire de terres agricoles. Elle manifeste un tempérament artistique que sa mère entretient en lui faisant donner des cours de dessin. La jeune fille épouse un Balte, officier du tsar, le baron Otto von Œttingen, à la moustache affriolante, mais si conventionnel. Un an plus tard, elle quitte le mari mais, futée, garde le nom et le titre. Vite, elle part pour l’Europe en compagnie du comte Sergueï Nikolaïevitch Yastrebzov. La baronne le présente tantôt comme son frère, tantôt comme son cousin. Les moins candides le disent son amant. Certes, l’extravagante, la voluptueuse Hélène aura de nombreux amoureux. Sergueï est à la fois son protecteur et son souffre-douleur. Les voici à Paris en 1903, tous deux dotés de rentes confortables. Yastrebzov abandonnera son nom imprononçable en France et exposera ses peintures sous le pseudonyme de Serge Férat. Il suit les cours de Bouguereau à l’académie Julian, avant de développer un style cubo-futuriste. Lors d’un vernissage à la galerie Georges Petit, le duo fait la connaissance d’Ardengo Soffici, peintre figuratif. Hélène est flamboyante, une chevelure rousse, des yeux clairs, d’autant plus troublants qu’elle est myope. Ardengo est conquis ! Entre l’aristocrate nantie et l’Italien fauché se noue une idylle tumultueuse. Ils peignent ensemble dans son atelier de La Ruche, et Soffici introduit Hélène et Serge dans les milieux artistiques et littéraires de Montparnasse. Mieux, il leur présente Guillaume Apollinaire. Rencontre bénie. Naît une belle amitié à trois. Le poète a besoin d’être entouré depuis que Marie Laurencin, sa muse, l’a quitté. En 1912, la revue culturelle qu’il dirige, Les Soirées de Paris, est au bord de la faillite. La baronne d’Œttingen la renfloue. Apollinaire et Serge, sous le nom de Jean Cérusse – encore un pseudo, inspiré de « Ces russes » – en assurent la rédaction en chef. Dès lors, outre la littérature, le périodique va aborder les arts plastiques, promouvoir le cubisme, le futurisme italien, l’orphisme, bref, la modernité. Elle révèle Matisse, Derain, Braque, Picasso dont Hélène, audacieuse, collectionne déjà les œuvres. Et Henri Rousseau, le naïf. « Elle est l’une des premières à reconnaître l’importance du Douanier », souligne Benoit Sapiro. Dans son salon, au 229, boulevard Raspail, un immeuble « modern style », Hélène attire les figures de l’avant-garde, Modigliani, Soutine, Zadkine, Blaise Cendrars, Max Jacob, et bien d’autres émigrés russes. L’hôtesse reçoit, cajoleuse et souveraine. Qu’on ne s’y trompe pas, cette autorité dissimule une fragilité. Hélène, artiste, est sujette à la mélancolie. Elle entreprend de multiples cures thermales dans des établissements coûteux pour guérir ses maux psychosomatiques. Un jour caressante, un autre cassante, instable et trop possessive, elle lasse Soffici. L’Italien l’abandonne pour une peintre russe, Alexandra Exter. Dans le lit d’Hélène lui succède un merveilleux créateur : Léopold Survage, tout aussi désargenté. Elle l’héberge en 1915, avant de l’inciter deux ans plus tard à en épouser une autre, son amie Germaine Meyer. Ils n’en demeurent pas moins très liés.
 

Louis Marcoussis, Nature morte à la guitare, vers 1921, huile sur verre, 38 x 28,7 cm. © Archives galerie Le Minotaure
Louis Marcoussis, Nature morte à la guitare, vers 1921, huile sur verre, 38 28,7 cm.
© Archives galerie Le Minotaure

Tribulations artistiques
La baronne aspire à la nouveauté. Aussi, accueille-t-elle avec enthousiasme le projet de Pierre-Albert Birot, fondateur de la revue SIC : sons, idées, couleurs, formes, qui a commandé une pièce de théâtre à Apollinaire, et voudrait organiser les répétitions dans le vaste atelier du boulevard Raspail. Il s’agit des Mamelles de Tirésias, un « drame surréaliste » en deux actes et prologue. Serge Férat et Irène Lagut, sa maîtresse d’alors, en dessinent costumes et décors. La première représentation a lieu en juin 1917. Le propos ? Délirant ! Une certaine Thérèse refuse d’obéir à son mari ; devenue Tirésias, elle part à la guerre tandis que l’époux, transformé en femme, décide de faire tout seul des enfants. Une histoire de transgenres ! Une incitation à repeupler la France après le conflit. Les spectateurs sont divisés. Les uns applaudissent, se tordent de rire ; les autres sifflent, hurlent au scandale. La pièce ne sera donnée qu’une seule fois. L’heure, cependant, est à la tragédie. En 1918, Apollinaire meurt de la grippe espagnole. Le cœur n’y est plus. Fini, aussi, les folles dépenses ! Depuis la Révolution bolchévique, Hélène et Serge ne reçoivent plus leurs pensions. L’élégante aristocrate, habillée par le génial Paul Poiret, libérateur du corset, se serre la ceinture. Chacun se recentre sur son œuvre. Dans les années 1920, Roch Grey, alias Hélène, écrit quasiment un roman par an, parmi lesquels Le Château de l’étang rouge, autobiographie fantasmée. François Angiboult, toujours Hélène, prend part au deuxième salon de la Section d’or, mouvement lié au cubisme. « Le » plasticien s’y fait remarquer par ses compositions colorées qui se prolongent sur l’encadrement même. « Ces cadres peints étaient inédits, du moins à Paris », insiste Benoit Sapiro, toujours prêt à défendre les femmes talentueuses. En 1924, Angiboult se voit offrir une présentation monographique à la galerie Percier. L’avant-propos du catalogue est dithyrambique. Et pour cause, c’est la baronne, l’effrontée, qui l’écrit sous son nom de plume ! Le public y découvre des étoffes peintes, des coussins brodés, des poteries décorées de fleurs ou paysages, des paravents. Telle Sonia Delaunay, elle veut faire entrer l’art dans la vie quotidienne. Mais sa situation financière s’aggrave. Elle doit vendre ses collections, se séparer de ses chers tableaux de Rousseau dont la cote, à présent, vole haut. Pour une myope, la baronne avait eu l’œil. Heureusement, Pierre-Albert Birot vient au secours d’Hélène ; ils sont restés proches depuis l’affaire des « Mamelles », il lui présente Roger Roussot, marionnettiste et comédien, propriétaire du théâtre Le Trapèze. Ce dernier fait travailler Hélène et Serge Férat, qui créent des marionnettes et imaginent les décors de ses castelets. C’est Roussot et son épouse Haba, qui hériteront de leurs fonds. Si la baronne d’Œttingen atteinte d’une leucémie, disparaît, ruinée, oubliée, désespérée, en 1950, le théâtre lui aura permis, un temps, de souffler.

à lire
Maria Tyl, Les Cercles de la baronne, galerie Le Minotaure, diffusion In Fine, 168 pages, 40 €.
Jeanine Warnod, Chez la baronne d’Œttingen. Paris russe et avant-gardes, Éditions de Conti, 2008.
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