Le musée d’art et d’histoire du Judaïsme explore la fécondité de cette légende juive d’Europe centrale et s’interroge sur ses variations littéraires, plastiques et cinématographiques, sans oublier sa féconde descendance dans le domaine de la robotique et de l’informatique.
Il était une fois un être pétri du limon de la rivière Vltava à Prague. Un géant aux pouvoirs surhumains fabriqué par le rabbin Yéhoudah Loew, dit le Maharal de Prague (vers 1525-1609), pour protéger des persécutions la communauté juive de la ville, accusée de meurtres rituels. Selon une légende pragoise, ce colosse aux pieds d’argile prendrait vie en traçant sur son front le mot «emet» («vérité» en hébreu), et il suffirait d’effacer la lettre hébraïque alef afin de faire apparaître le mot met («mort») pour la lui ôter. La créature reposerait aujourd’hui dans le grenier de la synagogue Vieille-Nouvelle de Josefov, l’ancien quartier juif de Prague, où l’on peut encore voir le fauteuil du célèbre rabbin, dans lequel personne ne se serait assis depuis sa disparition. Une exposition intitulée «Golem ! Avatars d’une légende d’argile» explore la postérité dans les arts visuels de cette figure popularisée par le roman fantastique de l’écrivain autrichien Gustav Meyrink en 1915, et le film expressionniste du réalisateur allemand Paul Wegener, Der Golem, wie er in die Welt kam (Le Golem, comment il vint au monde, 1920) dans un parcours mêlant peinture, dessin, photographie, théâtre, cinéma, littérature, bande dessinée et jeu vidéo. Le mot «golem» signifie en hébreu «masse informe» et renvoie à Adam, modelé par Dieu à partir de la glaise, en référence au psaume 139 de l’Ancien Testament. La scénographie très réussie d’Alice Geoffroy reprend cette idée en faisant passer le visiteur par une série de portes dont l’aspect évolue d’une forme indéfinie à une silhouette humaine. Un véritable parcours initiatique qui débute avec la sculpture Clench (Étreinte, 2013) d’Antony Gormley, pour s’achever avec le robot Maria du film Metropolis (1926), du cinéaste allemand Fritz Lang, sorte de golem féminin.
Le pouvoir de la lettre
Aussi fascinante que celles de ses «frères de fiction» Pygmalion, Pinocchio et Frankenstein, la légende du Golem met en scène «un être artificiel créé à l’aide du seul pouvoir de la lettre hébraïque», explique la commissaire de l’exposition Ada Ackerman. Avant que ne soit popularisée la légende de Prague, le Sefer Yetsirah (Livre de la création) l’un des textes majeurs de la kabbale décrivait déjà l’art (nommé «tserouf») de parvenir à une expérience mystique ou de créer un golem grâce à la combinaison et la permutation des lettres de l’alphabet hébraïque ou du nom de Dieu. Deux précieuses éditions de ce livre imprimé en 1562 à Mantoue sont exposées dans la première salle de l’exposition, aux côtés d’œuvres d’artistes, afin de «donner chair à ce texte et le transposer de manière visuelle», dit encore Ada Ackerman. Un délicat dessin à l’encre du calligraphe français Frank Lalou (Tserouf 2015), une casquette de base-ball dotée de la lettre alef (1977), par l’artiste israélien Michael Sgan-Cohen, et une photographie de l’Américain Wallace Berman par Dennis Hopper en 1964 (fasciné par la mystique juive et auteur d’un film sur l’alef) «illustrent» ce pouvoir magique de création de la première lettre de l’alphabet hébraïque. On regrettera l’absence de l’œuvre de l’artiste californien Joshua Abarbanel, commanditée par le Musée juif de Berlin pour une exposition sur le thème du golem fin 2016 : la sculpture d’un colosse jeté à terre, composée de lettres hébraïques en bois, portant autour du cou une chaîne brisée avec la lettre alef…
Héros protecteur
«Le Golem est une créature extrêmement féconde. Dans la plupart des variantes du mythe, il échappe à son créateur. Un canevas narratif que l’on retrouve dans de nombreuses fictions», ajoute Ada Ackerman. Outre la légende pragoise, celle polonaise du golem de Chelm au XVIe siècle évoque une créature qui ne cesse de croître au point de devenir incontrôlable, et devant être réduite à néant avant qu’il ne soit trop tard. Dans le premier cas, le golem est un héros protecteur, dans l’autre un monstre menaçant. Cinéastes, illustrateurs et artistes se sont emparés des différents aspects du mythe au gré de leur inspiration. Niki de Saint Phalle s’est intéressée à la dimension protectrice du golem de Prague en 1971 : sa sculpture monumentale, qui sert de toboggan aux enfants du parc Rabinovitch à Jérusalem, est évoquée dans l’exposition par une maquette. Dans cette veine, les auteurs et dessinateurs de comics américains, pour la plupart d’origine juive, ont repris à leur compte la figure d’un superhéros défenseur et justicier : La Chose, créature de terre à la force surhumaine, dans la série «The Fantastic Four» (1961-2014), est un avatar du golem d’argile. Mais cet avatar peut aussi être numérique comme dans le jeu vidéo Minecraft, conçu en 2009, où des golems de fer aident le joueur à protéger de créatures hostiles… «Aux antipodes d’un golem protecteur, le Golem en tant que monstre a tout autant retenu l’attention des artistes, qui se concentrent alors sur sa dimension effrayante, sombre et inhumaine, insistant sur son mutisme, sa force titanesque et sa croissance incontrôlable», souligne Dorothée Morel dans le catalogue de l’exposition. Les œuvres réunies sur ce thème sont judicieusement présentées sur des cimaises noires et plongées dans la pénombre pour suggérer leur côté obscur. Qu’il s’agisse de la créature menaçante du film de Paul Wegener premier monstre du cinéma expressionniste allemand, précurseur de Nosferatu et du docteur Caligari ou du Golem (1988) de Christian Boltanski, masque au rictus inquiétant projetant une ombre spectrale et vacillante sur un mur… Juste à côté, un parallélépipède en plâtre est surmonté d’une pierre et d’une boîte rectangulaire contenant une sculpture de fœtus, ainsi que de nombreux caractères d’imprimerie éparpillés : l’œuvre d’Anselm Kiefer, passionné de mystique juive, portant une inscription tracée au charbon : Rabi Löw : Der Golem (1988-2012). Dédiée au rabbin Loew, l’œuvre fait partie de la série «Die Ungeborenen» («Les Non-Nés») évoquant un état intermédiaire entre l’être et le non-être ; elle s’explique par la traduction du mot «golem» qui signifie en hébreu aussi bien «masse informe» que fœtus ou embryon. Encore plus énigmatique, un grand tableau de Gérard Garouste (Le Golem, 2011) représente des personnages léchant «une grosse motte d’argile rougeâtre». Une référence au Journal de Franz Kafka imaginant que les élèves du rabbin Loew goûtant la créature fraîchement modelée, la trouvaient amère…
Clones et robots
Une vidéo du plasticien allemand Jakob Gautel façonnant une sculpture à partir d’argile (Matière première, 1999) vient rappeler la dimension démiurgique de l’acte de création. Produire une œuvre, c’est se mesurer à Dieu créant l’homme. «Le parcours est ponctué de films pour rappeler que le Golem revient à animer l’inanimé», poursuit Ada Ackermann en introduisant la dernière partie de l’exposition, les «Descendants du Golem». On est surpris d’apprendre que c’est un spécialiste de la mystique juive, Gershom Scholem, qui a donné officiellement le nom de «Golem I» à l’un des premiers ordinateurs israéliens en 1965 ! En effet, de même que la créature d’argile s’anime sous la combinatoire des lettres, l’ordinateur et l’intelligence artificielle obéissent aux codes du langage informatique. Un langage qui a donné naissance aux humanoïdes, du robot Maria de Fritz Lang à l’androïde Geminoid HI-1 (2005), clone troublant du roboticien japonais Hiroshi Ishiguro.