Les douanes suisses ont récemment déposé au musée de Genève neuf objets archéologiques sortis illégalement de pays en guerre (Libye, Yémen et Syrie). S’ouvre un chapitre ardu : à qui et quand restituer ? Panorama des enjeux politiques.
Alors que l’organisation État islamique connaît des heures difficiles au Moyen-Orient, on ne peut pas en dire autant du trafic de biens auquel elle s’est adonnée. Les antiquités sorties illégalement de leur pays d’origine commencent en effet à refaire surface en Occident. À la suite du contrôle de routine d’une liste d’inventaire d’œuvres au sein des ports francs de Genève, les douanes helvètes en ont saisi neuf en provenance de Syrie, de Libye et du Yémen.
Amorce d’une prise de conscience
Fruit d’une enquête entamée en avril 2013, l’opération n’aurait jamais abouti sans le récent renforcement juridique décidé par la Confédération. «La loi sur le transfert international des biens culturels de 2005 puis la loi sur les douanes de 2007 nous permettent de contrôler les œuvres lors de leur importation, de leur exportation ou de leur transit en Suisse. Le trafic des biens culturels relève de la criminalité internationale, contre laquelle une lutte efficace est nécessaire, même si nos moyens humains sont encore extrêmement limités», explique Jérôme Coquoz, directeur d’arrondissement des douanes suisses. La France rattrape également son retard. La loi «Création, architecture et patrimoine» (CAP), de 2016, transpose certaines dispositions de la convention de l’Unesco de 1970 en droit français ; tandis que François Hollande ratifiait le 20 mars dernier l’adhésion de la France au deuxième protocole relatif à la Convention de La Haye (1999) sur la protection des biens culturels des pays en situation de conflit. «Tout a commencé avec les revendications des biens culturels de la part des pays émergents ou des pays sources. Les autorités internationales ont alors réalisé que le trafic n’était pas seulement un problème pénal, mais aussi un enjeu de politique internationale, d’identités nationales. Puis, on a compris qu’il était un support au blanchiment d’argent, donc au crime organisé. Dernière étape, Daech a fini d’accroître la prise de conscience internationale autour du trafic des œuvres d’art », analyse Corinne Hershkovitch, avocate spécialisée sur la question. Pour preuve, le lancement, au printemps, de l’Alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones de conflits (ALIPH) a rencontré un franc succès, avec 76 M$ récoltés le premier jour auprès d’une dizaine de gouvernements. Mais si le problème retient désormais l’attention des États, la question du devenir de ces antiquités orphelines continue de se poser.
L’Europe, terre d’asile ?
Dépositaire des neuf antiquités dans l’attente de leur restitution, le musée d’Art et d’Histoire de Genève n’en est pas à son coup d’essai. L’institution recevait déjà, en 1938, des chefs-d’œuvre du Prado à protéger de la guerre civile espagnole. La Suisse initiait ainsi le concept de safe heaven, refuge neutre et temporaire pour les biens menacés, dont l’idée refait désormais surface. En 1999, c’est au tour du canton de Bâle d’abriter, sur demande privée, des objets venus d’Afghanistan, alors confronté à la progression des talibans. La tradition se perpétue en 2007, lorsque l’archéologie gazaouie est accueillie à Genève. Le safe heaven a fini par irriguer la France en 2016 avec l’adoption de l’ «amendement Palmyre», qui prévoit la création d’un tel système en cas de «situation d’urgence et de grave danger en raison d’un conflit armé ou d’une catastrophe sur le territoire de l’État qui possède ou détient [les biens]». Pourtant, si les futures réserves du Louvre à Liévin étaient concernées, selon nos informations, la concrétisation de tels refuges serait en cours d’abandon. «L’annonce de création de safe heavens a provoqué une réaction épidermique dans les pays sources, qui y voient le retour possible des erreurs du passé. Nous ne sommes pas nécessairement dans le rationnel, mais nous devons respecter cette position. Aujourd’hui, notre première responsabilité est d’aider ces pays à protéger leur patrimoine, avec leur accord, pas à le protéger à leur place, contre leur gré», explique France Desmarais, directrice des programmes au Conseil international des musées (ICOM). Cet avis est partagé par Maamoun Abdulkarim, directeur des Antiquités et des musées de Syrie jusqu’en septembre 2017 : «Le dispositif du safe heaven est une vraie posture politique. Les États et non l’Unesco, apolitique, se sont mobilisés contre le trafic, avec l’initiative ALIPH, mais sans inviter les pays concernés. On ne peut pas décider à notre place de la destinée de notre patrimoine.» À cela s’ajoute la création d’un statut de protection des œuvres, le temps de leur transit sur le territoire français. Un regard rétrospectif permet de constater que les dispositions de la loi CAP rappellent le statut des œuvres classées MNR (Musées Nationaux Récupération), récupérées en 1945 en Allemagne après la spoliation organisée par le régime nazi. Dans les deux cas, les pièces «sont insaisissables pendant la durée de leur séjour sur le territoire national », peuvent faire l’objet d’expositions temporaires, et seront «déposées dans un musée de France en vue de leur conservation et de leur présentation au public pour le temps de la recherche, par les autorités compétentes, de leur propriétaire légitime». En soixante-dix ans, seule une centaine d’œuvres MNR a été restituée… Le législateur français prévoit la restitution «à l’État propriétaire ou détenteur après cessation de la situation ayant occasionné leur mise à l’abri ou à tout moment, à la demande de ce dernier». Mais qui décide qu’un conflit armé est achevé, qui plus est lorsqu’il est asymétrique ? À Genève, le conseiller administratif Sami Kanaan reconnaît sans plus de détails que «le ministère public de Genève détient seul l’autorité pour décider de la restitution des objets quand toutes les conditions seront réunies ». «La restitution des antiquités à la Syrie se heurte à un problème majeur, qui est la coupure des relations diplomatiques entre mon pays et les pays occidentaux», poursuit Maamoun Abdulkarim. Et d’ajouter : «Je suis confiant. La France ne nous volera pas notre patrimoine. La question n’est pas de savoir si elle restituera, mais quand. Lorsque les relations diplomatiques sont bonnes, les restitutions se font. En 2014, le Liban nous a rendu quatre-vingt-neuf objets stoppés sur son territoire. » Le cas de Genève fera sans doute école, car les œuvres n’ont pas été confiées par les États sources. Pire, leur présence sur le sol suisse trahit l’incapacité des pouvoirs locaux à enrayer la fuite de leur patrimoine.
À la rercherche du propriétaire légitime
D’un côté, le Yémen est empêtré dans une guerre civile qui oppose depuis quatre ans les rebelles houthis et les partisans du président Ali Abdallah Saleh, en fuite en Arabie saoudite ; de l’autre, la Syrie est en proie au déchirement autour du pouvoir de Bachar al-Assad. Sans parler de la violence du conflit, à qui revient la propriété des objets quand les autorités s’affrontent ? La récente décision d’un tribunal néerlandais sur la destinée de biens ukrainiens éclaire les enjeux de la situation. En 2014, le musée Allard Pierson, d’Amsterdam, organisait l’exposition « La Crimée : or et secrets de la mer Noire», issue des collections d’un musée ukrainien. C’était sans compter l’annexion de la Crimée par La Russie. Les deux pays affirmaient être le propriétaire légitime à qui renvoyer les œuvres. Les juges ont statué le 14 décembre 2016 en faveur d’un retour en Ukraine, «pays d’origine et d’héritage culturel de ces œuvres d’art», sans se prononcer sur «le propriétaire légitime de la collection», affirmant que cette question devait être tranchée par les tribunaux de Kiev. Il n’en fallait pas plus au président Petro Porochenko pour en déduire que «la Crimée est à nous, point. Ceci résulte de la décision d’un tribunal d’un pays européen». On constate alors combien est lourd d’implications le choix des conditions du retour des œuvres d’art. Reflet d’une affirmation de souveraineté des pays sources, la restitution des biens dépasse le cadre d’une politique culturelle, mais revêt une portée politique. «Lorsqu’en 1939 nous avons rendu les œuvres à Franco, explique Jean-Yves Marin, directeur du musée d’Art et d’Histoire de Genève, tout le monde s’est insurgé. Mais n’oublions pas que les œuvres d’art ont une durée de vie bien supérieure à celle d’un dictateur !»