Gazette Drouot logo print

Carlos Herrero Starkie veille sur les sleepers

Publié le , par La Gazette Drouot

Les œuvres mal attribuées ont désormais un nom : les sleepers. Et ces belles dormeuses ont un roi… Il est espagnol et a accepté de nous livrer quelques-uns de ces secrets.

COURTESY INSTITUTE OF OLD MASTERS Research. Carlos Herrero Starkie veille sur les sleepers
COURTESY INSTITUTE OF OLD MASTERS Research.

Ces œuvres «endormies» font les gros titres de tous les médias spécialisés. Et pour cause ! Elles cristallisent tout ce qui fait le sel du monde de l’art : découverte, chance, argent, attribution et expertise… Carlos Herrero Starkie, collectionneur et fondateur de l’Institute of Old Masters Research, nous en dit plus sur l’art de traquer les chefs-d’œuvre oubliés.
D’où vient votre passion pour l’art ?
J’éprouve avant tout une passion pour l’esthétique, pour le beau. Je suis fils d’un grand collectionneur et décorateur. Nous avions une très belle maison à Madrid et je me suis découvert très jeune un intérêt pour les belles choses. Nous avions une collection de maîtres anciens installée dans un décor classique. Après vingt ans d’activité comme avocat, il était temps pour moi de me consacrer à cette passion.
Comment avez-vous constitué votre collection ?
Un peu à l’image de ce qui se faisait au XVIIe. Il ne s’agit que d’une recherche de beauté. Elle n’est centrée ni sur une période ni sur une géographie particulière. Je m’intéresse autant à l’archéologie qu’aux chefs-d’œuvre des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Comme beaucoup, j’ai commencé par acheter des pièces attribuées, et peu à peu je me suis forgé un regard, ce que j’appelle «l’œil». Je m’intéressais moins à l’auteur ou au sujet qu’au génie de l’œuvre. Il me semble qu’aujourd’hui les amateurs ont perdu le sens de la beauté ; ils ne savent plus regarder une pièce et en déceler l’intérêt intrinsèque ; ils ont besoin de multiples signaux extérieurs : le créateur, la provenance, le prix… C’est dommage.
Qu’appelez-vous «l’œil» ?
C’est un amalgame des expériences personnelles et d’une sensibilité. Cela implique de connaître de nombreux domaines, de s’intéresser à tout, de voir de tout, de mettre en rapport des choses très différentes, de scruter continuellement… C’est quelque chose qui s’est perdu. Même les experts ont laissé échapper ce savoir-faire. Mais c’est parfait pour nous ! Cela offre plus d’opportunités de découvrir des choses intéressantes, des géographies ou des niches qui ne sont pas encore étudiées. Concrètement, je suis capable de reconnaître une œuvre «mal aimée» dans un coin et d’être aussitôt certain que c’est une pièce majeure. Reste ensuite à lui découvrir une nouvelle attribution.
Du coup, comment retrouver le bon auteur ?
Une seule solution : la recherche historique. Quelqu’un de brillant disait : « il faut acheter des tableaux mais il faut surtout acheter des livres. » C’est ce que nous faisons. La bibliothèque de l’Institut contient un millier de livres, la mienne environ dix mille. Après le premier coup d’œil, on a souvent énormément de doutes. La connaissance pousse toujours à s’interroger. C’est là qu’il faut étudier les textes ; pas uniquement les livres les plus récents mais aussi les plus anciens. Ma bibliothèque personnelle a 60 ans et il n’est pas rare que nous retrouvions des œuvres mal attribuées jusque dans les catalogues ! Il est aussi important de s’appuyer sur les experts et les conservateurs. Il faut toujours garder le contact avec eux.

Les bureaux de l’Institute of old Masters Research. COURTESY IOMR
Les bureaux de l’Institute of old Masters Research.
COURTESY IOMR

Parlez-nous de l’Institute of Old Masters Research.
Nous avons débuté il y a un an et demi. C’est une entreprise privée avec plusieurs actionnaires. Mon ami de toujours, Ignacio Lasa, et moi-même en sommes les principaux financeurs, même si nous avons d’autres patrons. L’équipe est constituée de quatre personnes qui travaillent à plein temps. Nous achetons des œuvres qui nous paraissent intéressantes puis nous les étudions avant de faire valider nos intuitions et nos études par des experts. Il nous arrive de vendre quelques œuvres mais ce n’est ni régulier ni l’objectif. Nous travaillons en ce moment sur deux projets principaux : la redécouverte de la sculpture de la Renaissance espagnole du XVIe siècle et le dialogue entre les maîtres anciens et l’art moderne et contemporain.
Où trouve-t-on les sleepers ?
Personnellement, je vais les chercher dans les ventes aux enchères. Cela me paraîtrait malhonnête de découvrir de très belles pièces chez un particulier et de ne pas lui donner mon sentiment quant à son inventaire. J’ai le plus grand respect pour les collectionneurs privés, il faut les conseiller au mieux ; c’est quand même eux qui font l’histoire de ces œuvres. Aucun acteur n’est à l’abri d’une mauvaises attribution ; c’est autant le cas chez les « grands » opérateurs internationaux que chez les petits auctioneers provinciaux. On trouve principalement les sleepers dans une gamme de prix située entre 15 000 et 50 000 €.
Tout cela n’est-il pas intrinsèquement lié à la passion des collectionneurs ?
Autrefois, les collectionneurs aimaient étudier les œuvres autant qu’ils aimaient les objets. Cela s’est perdu mais il faut y revenir.
Comment l’analyse scientifique s’intègre-t-elle à tout cela ?
Même si «l’œil» simplifie grandement les choses et fait gagner beaucoup de temps, tout est complémentaire : recherche historique, étude stylistique, analyse radiographique, scientifique, des pigments, etc. L’analyse scientifique, c’est un peu le juge de paix ! Elle permet de confirmer, de manière très tranchée, certaines hypothèses que l’on pourrait formuler. Mais attention aux excès d’interprétation, notamment lorsque l’on étudie les pigments… La présence de certains éléments chimiques peut s’expliquer de multiples manières.
Peut-on définir la recherche de sleepers comme une quête de la mauvaise attribution ?
Non. Pas pour moi, en tout cas. Pour ma part, c’est avant tout la recherche de la qualité. C’est l’étude des chefs-d’œuvre qui m’importe, qu’ils se révèlent signés d’artistes célèbres ou d’illustres inconnus.

Joos Van Cleve (vers 1480-vers 1540), Portrait de Christian II du Danemark 1521, attribué par Micha Leeflang de l’Institut of Old Masters Research. CO
Joos Van Cleve (vers 1480-vers 1540), Portrait de Christian II du Danemark 1521, attribué par Micha Leeflang de l’Institut of Old Masters Research.
COURTESY IOMR

Comment résister à la tentation de «profiter» économiquement de ce savoir inaccessible aux autres ?
Il ne faut pas nécessairement toujours se l’interdire. Les gens vivent aujourd’hui au rythme de l’argent. Il faut le reconnaître et ne pas le dénigrer. Aucun autre secteur ne peut permettre les mêmes rendements que les sleepers. Ça participe à la magie de la chose.
Vous intéressez-vous également aux erreurs de provenance ?
Pas directement, même si l’étude de la provenance intervient toujours nécessairement au cours de la recherche historique et bibliographique. Ce que je trouve en revanche amusant, c’est que, lorsque l’on déniche un sleeper, on met très souvent au jour une très belle provenance par la même occasion. Lorsque l’œuvre est de qualité, quelque part, la provenance l’est aussi… Mais pour cela, je me fais aider, notamment de Matías Díaz Padrón, l’ancien conservateur du Prado, qui connaît l’histoire de toutes les œuvres.
Croyez-vous en l’avènement d’une certaine transparence pour le marché de l’art ?
Pas du tout. Je ne pense vraiment pas que le marché de l’art ait besoin d’être transparent. Tout n’a pas besoin de l’être. Il y a déjà bien plus de transparence, notamment sur les prix, qu’il y a trente ans. Et regardez ce que les gens en ont fait ! Ils sont obsédés par la valeur économique, ne s’intéressent qu’aux noms. Même si beaucoup d’informations sont disponibles, les bons critères ne le sont pas. La transparence d’aujourd’hui ne sert à rien.
Aujourd’hui, continuez-vous à collectionner ?
Absolument. Mais avec les contraintes de ma propre maison, de son style très «château français», très «villa italienne». Alors ce sont principalement des petites pièces. Mais cela a aussi son charme, un charme différent !

être capable de reconnaître une œuvre « mal aimée » et être sûr qu’il s’agit d’une pièce majeure."
À SAVOIR
Sur son site, l’Institute of Old Masters Research présente le fruit de certaines de ses recherches. www.iomr.art
Gazette Drouot
Bienvenue, La Gazette Drouot vous offre 2 articles.
Il vous reste 1 article(s) à lire.
Je m'abonne