C’est l’un des artistes français les plus populaires, recherchés des collectionneurs du monde entier, mais il est aussi le plus contesté, méprisé, voire haï, par la critique et les institutions. Deux expositions parisiennes relancent le débat.
L’une, au musée d’Art moderne de la Ville de Paris (MAMVP), déroule les six décennies de sa carrière. L’autre, de caractère intimiste, au musée de Montmartre, rappelle que c’est ici, dans le quartier, que sa carrière fulgurante a démarré. En 1945, après la mort de sa mère, l’adolescent se réfugie pour peindre dans l’appartement des Batignolles. Sur ses toiles : des nus décharnés, des intérieurs misérables. Le réalisme désespéré de ses compositions enflamme l’après-guerre existentialiste. Leur graphisme acéré devient sa signature. En 1948, le prodige, âgé de 19 ans, reçoit le Prix de la critique. Une enquête réalisée en 1955, par la revue Connaissance des Arts, confirme son succès. Bernard Buffet arrive en tête du palmarès des dix meilleurs artistes de l’époque. Deux rencontres scelleront son destin : l’une avec le marchand Maurice Garnier, l’autre avec Pierre Bergé, jeune écrivain. Il partagera la vie du second, son mentor durant huit ans. Avec le premier, il développera une collaboration exclusive. Le marchand n’a pas seulement accompagné son succès commercial. Il a aussi collectionné ses œuvres, persuadé qu’un jour la France consacrerait un musée à son protégé. Malgré l’échec de plusieurs projets, il a créé en 2009, un fonds de dotation qui possède à présent quelque 300 tableaux. «Les expositions parisiennes ravivent cet espoir», s’enthousiasme Nicolas Buffet, fils du peintre.
Le vent a tourné dès le milieu des années 1950. À l’engouement succède la polémique. Paris Match publie un reportage, montrant l’artiste dans sa propriété de Domont, près de Montmorency, avec Rolls Royce dernier modèle et chauffeur en livrée. «Ceux qui l’avaient soutenu n’ont pas compris comment il pouvait passer de la déréliction à la vie de château», analyse Yann Le Pichon, commissaire de l’exposition du musée de Montmartre. «Aujourd’hui, on se moque de savoir si Jeff Koons ou Damien Hirst sont milliardaires, argumente Céline Lévy, directrice de la galerie Maurice Garnier. Le mode de vie de Bernard Buffet était en décalage avec l’époque bien-pensante.» Mais l’image du «milliardaire de la misère» restera accrochée à son nom.
Sa rupture avec Pierre Bergé, en 1958, suivie de son mariage avec Annabel, égérie de Saint-Germain-des-Prés, qui alimente les journaux, n’améliore pas l’appréciation des critiques. D’autant que sa peinture, dans les années 1960, ne correspond plus au goût dominant. L’abstraction ardemment défendue par André Malraux tient désormais le haut du pavé. Et le tout nouveau ministre de la Culture n’aime pas Bernard Buffet. Surtout que, depuis le début de la décennie, ce dernier procède par séries. Pierre Bergé ne mâche pas ses mots. Dans un texte écrit pour le catalogue de l’exposition du MAMVP, il évoque les moments partagés avec cet «anarchiste dont chaque œuvre était une grenade dégoupillée» : «J’étais là, se souvient-t-il, lorsqu’il a peint des réfrigérateurs, quand il a commencé à aligner sur le mur de son atelier les toiles qu’il allait peindre en série… Je n’ai pas mesuré le danger qui le guettait.» Ces séries tant décriées sont pourtant celles qui ont valu à Bernard Buffet sa réputation auprès du public et des collectionneurs. Corridas, clowns, scènes de cirque… il décline les thèmes à l’occasion des expositions que Maurice Garnier organise chaque mois de février, avenue Matignon. Ces rendez-vous très attendus irritent les critiques qui dénoncent la répétitivité de l’exercice. Bernard Buffet fait du Buffet à la chaîne. «Il semble avoir promis des toiles à son marchand, s’énerve l’un d’eux, et les livrer sans attendre l’inspiration, pour “ faire le compte ”.» Fabrice Hergott, directeur du MAMVP, le reconnaît lui-même. Il a longtemps été «partagé entre attirance et répulsion» ; «J’ai commencé à changer d’avis lorsque, il y a une dizaine d’années, j’ai rencontré Maurice Garnier, qui m’a dévoilé sa collection. Le projet de rétrospective a traîné parce que je sentais toujours autour de moi une grande réprobation.» En tout cas, l’image de l’artiste commercial exploitant les mêmes recettes a collé à la peau de Bernard Buffet. Sans le décourager. «Son isolement le blessait, témoigne son fils Nicolas. Mais succès ou pas, il travaillait sans relâche parce que la peinture représentait sa vie.» L’ostracisme hexagonal n’a pas davantage nui à sa gloire internationale. Dès 1963, les musées d’art moderne de Tokyo et de Kyoto lui dédient une rétrospective. Dix ans plus tard, un banquier japonais ouvre un musée à son nom, au pied du mont Fuji. Puis viennent les expositions fleuves du musée Pouchkine de Moscou et de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg, qui ne font que renforcer les suspicions de l’intelligentsia parisienne. L’attrait des collectionneurs ne s’est pas non plus démenti. «La cote qui était un peu tombée, remonte depuis une douzaine d’années», affirme Marc Boumendil, directeur de la galerie DIL à Paris. «Ce qu’on achetait 30 000 € en vaut 100 000 aujourd’hui.» Les prix suivent donc une courbe ascendante et le nombre des amateurs s’accroît. Les toiles d’après-guerre, celles qui ont lancé sa carrière, ne sont pas les plus recherchées. «Aujourd’hui, ce n’est pas la période qui motive les acheteurs mais les thèmes, bouquets de fleurs, paysages, clowns, toréadors», explique Michel Estades, directeur de la galerie du même nom. En mars, une vue du château de Versailles, datant de 1989, a été adjugée 240 000 € (Christie’s, Paris). Et en juin, des clowns musiciens exécutés en 1991 ont largement franchi à Londres la barre du million d’euros.
Les expositions parisiennes permettront-elles de réviser les jugements ? Le MAMVP déploie un parcours chronologique fondé sur une sélection rigoureuse. On mesure l’indéniable talent de dessinateur de l’artiste, son sens de la construction de l’espace, l’éclectisme des sujets traités ainsi que l’étendue de leurs références visuelles, de Goya à Grünewald ou Toulouse-Lautrec. Mais sans aucun doute, un abîme sépare les œuvres des dix premières années dont l’intensité dramatique culmine avec le triptyque de L’Horreur de la guerre des grands cycles aux inspirations renouvelées des séries Enfer de Dante, Sumos, Terroristes dans lesquels le trait est exacerbé et les couleurs éclatent, jusqu’au kitch. Entre les murs du musée de Montmartre, ce sont les souvenirs qui refluent, montrant les liens du peintre avec cette butte qu’il a souvent représentée «En 1989, rappelle Yann Le Pichon, il avait acquis une maison rue Cortot, près de l’atelier de gravure, où il allait travailler.» Défilent également nombre de portraits d’Annabel, sa muse, ainsi que des documents familiaux, comme ce film tourné par Nicolas. Son père lui avait demandé de le suivre, dans son atelier varois de Tourtour, alors qu’il réalisait sa série consacrée à la mort. L’ultime. Peu après, le 4 octobre 1999, Bernard Buffet, diminué par la maladie de Parkinson, mettait fin à ses jours. C’est Annabel qui l’a découvert, la tête enfermée dans un sac plastique de la galerie Maurice Garnier, griffé de sa signature. Tragique point final d’une existence qu’il ne pouvait envisager autrement que dans la fureur de la peinture.