La Furniture History Society, la plus importante association consacrée au mobilier avec son millier de membres, a choisi la pierre dure comme sujet d’étude de son 43e symposium annuel, qui s’est tenu fin mars à Londres. Il est rare de voir un assemblage de tels spécialistes se pencher sur la recherche menée sur un sujet comme ces décors multicolores en pierres semi-précieuses, qui ont fleuri sur tous les continents depuis l’Antiquité. Son président, Christopher Rowell, a notamment évoqué cette histoire d’un double déclin en miroir, celui des grandes maisons italiennes, qui ont dû se séparer de leurs trésors, puis
de l’aristocratie britannique, qui a dû s’en défaire à son tour.
Records
Le Royaume-Uni a ainsi gardé le souvenir douloureux du monumental «cabinet Badminton», d’ébène, de bronze doré et de marqueterie en pierres dures, approchant les 4 mètres de haut, commandé en 1726 à la manufacture de Florence par le duc de Beaufort. Il s’est vendu deux fois chez Christie’s, à Londres, établissant à chaque fois un record absolu pour un meuble, pour finir en 2004 au prix de 19 M£ (27,5 M€) dans la collection du prince de Liechtenstein. Conservateur du mobilier au National Trust, qui administre plus de trois cents châteaux, Christopher Rowell a évoqué l’intérêt du marché pour ces objets, éclairant le dilemme posé au patrimoine public par une conjonction de ventes survenues en hiver 2015-2016. Il a commencé par une paire de cabinets provenant du château Howard, produite dans les années 1620 à Rome, et peut-être cadeau papal fait aux Borghese. Elle leur avait été achetée par le comte de Carlisle lors de son Grand Tour à la fin des années 1730. Elle a atteint aux enchères 1,2 M£ (1,8M €) chez Sotheby’s, mais l’exportation en a été bloquée. Dans un pays qui ne dispose pas de subventions pour ses collections, divers apports dont 700 000 £ venus de la Loterie lui ont quand même permis de rejoindre le musée Fitzwilliam de l’université de Cambridge.
Exil américain
Le sort de deux autres requêtes à quelques mois d’intervalle «s’est décidé de manière moins heureuse», selon le conférencier. Le patrimoine n’a pu empêcher le départ vers les États-Unis de deux dessus de table toscans ornés de vedute en mosaïque. L’une représentait le Colisée de Rome, l’autre le port de Livourne, un des rares exemples de reprises des compositions peintes, en 1775, par Antonio Cioci. Ces plateaux avaient été commandés à l’office des pierres dures par George Cowper, grand collectionneur qui a choisi de passer sa vie à Florence. Ils furent déménagés dans la résidence familiale du Hertfordshire, dont le mobilier a été dispersé au moment de sa destruction dans les années 1950. Ils étaient proposés en vente privée pour 1,5 M£, mais personne ne s’est manifesté pour se substituer à l’acquéreur américain. Le dernier dossier portait sur un plateau de 1,50 mètre de long, provenant du palais de la famille régnante à Venise des Grimani. Réalisé à Rome, il est décoré d’armoiries, de trophées et de grotesques, encerclant deux spectaculaires ovales en un marbre rouge-doré du bassin méditerranéen appelé Lumachella Astracane. Il avait été acheté par le comte de Warwick en 1829. Sotheby’s l’a vendu pour 1,6 M£ (2,25 M€) au même collectionneur américain. Le prix, triplant l’estimation, était bien trop élevé pour les moyens du patrimoine. Dans le royaume, l’autorisation d’exportation peut être différée de deux ou trois mois seulement, délai éventuellement renouvelé de quelques mois si une institution se portait candidate. L’orateur en a tiré un compte mitigé, notant que «les collections nationales ont pu être enrichies dans un dossier sur trois, portant sur deux ouvrages présentés sur cinq». Mais il ne pouvait dissimuler sa mélancolie d’avoir vu partir le «splendide tour de force» de la table Grimani, regrettant implicitement le moindre intérêt porté à ces pièces de mobilier exceptionnelles. Une nouvelle épreuve l’attend puisque la sortie d’un autre cabinet baroque romain conçu par Giacomo Herman, proposé pour 3,3 M£, vient d’être bloquée.
Recyclage
Toutes ces marqueteries avaient été reprises au XIXe siècle par les ébénistes anglais dans un mobilier en acajou et bronze doré propre à enrichir les résidences patriciennes. Conservateur des objets d’art de la collection royale, Rufus Byrd a souligné la part prise par George IV, qui régna de 1811 à 1830, dans ce goût pour le «recyclage» des décors italiens. On en trouve plusieurs exemples dans la collection Gilbert, qui a désormais sa galerie au Victoria and Albert Museum, dont ces haut-reliefs décorant un meuble d’Anne Marie Louise de Médicis réadapté au XIXe siècle, ou ces reproductions de mosaïques italiennes confectionnées aux Gobelins du temps de Louis XIV, reprises dans un cabinet orné d’une grande pendule en lapis commandé par le duc de Hamilton en 1824. Cette mode a aussi donné naissance à des marbreries vernaculaires dans le Derbyshire et le Devon, et jusqu’à Malte, qui sont étudiées au Victoria & Albert Museum par Kate Hay. Des exemplaires de ces sources diverses peuvent aussi être comparés au manoir d’Hinton Ampner, dans le Hampshire. D’autres résidences du National Trust exposent des meubles en pierres dures, dont un grand cabinet qui proviendrait du pape Sixte V à Stourhead ou une table massive des Borghese au château Powis, qui a l’originalité d’avoir conservé son piétement romain du XVIe en tilleul sculpté et doré. Les Britanniques importèrent également des productions d’ateliers d’Inde, dont témoigne un échiquier acheté en 1875 par le musée de South Kensington, s’inscrivant dans la tradition de la cour moghole remontant au XVIe siècle.
Artistes italiens
De la cour des tsars à celle de Napoléon, les artistes italiens étaient recherchés à travers l’Europe. Directeur du musée Stibbert de Florence, Enrico Colle a évoqué la transformation du décor dans les dernières années de la manufacture de meubles de Toscane, au milieu du XVIIIe siècle, sous l’impulsion du védutiste Giuseppe Zocchi, qui fit remplacer les fonds noirs des mosaïques par des paysages. Les treize panneaux qui lui furent commandés pour le palais impérial de Vienne mirent une vingtaine d’années à être assemblés. Jean-Dominique Augarde et Grégory Maugé se sont consacrés à l’œuvre, plus féconde qu’on ne le pensait, d’un mosaïste romain installé à Paris en 1796, Francesco Belloni, dont ils ont retrouvé la main dans la sculpture de trois cheminées en marbre de Carrare pour le Louvre. Il est aussi l’auteur des placages en malachite et lapis des commandes que George VI d’Angleterre et le comte Demidoff passaient à Thomire. Nicolas Ier a appelé à Saint-Pétersbourg le mosaïste romain Luigi Moglia. L’universitaire Ludmila Budrina a souligné les innovations technologiques qui ont en même temps permis l’essor des manufactures russes, en exploitant notamment les gisements locaux de lapis ou malachite, dont témoignent les vases monumentaux montrés dans une exposition consacrée aux Romanov dans la collection royale. Anna Maria Massinelli a évoqué l’œuvre d’un autre artiste de la micro-mosaïque, ayant notamment travaillé pour les Français à Milan et Rome, Giacomo Raffaelli, dont elle a notablement élargi le noyau répertorié, sans convaincre l’assistance sur la générosité dont elle a fait preuve dans cette entreprise. Ce fut la seule faiblesse de ce colloque, hors une note finale incongrue de diapositives sur la clinquante résidence de Mar-a-Lago, édifiée dans les années 1920 par la collectionneuse d’art impérial russe Marjorie Post, affligée d’images de la famille Trump.