Le directeur de l’école française d’Athènes sonde les résonances dont L’Iliade et L’Odyssée ont nourri les arts occidentaux. Un voyage du verbe à l’œuvre, de l’Antiquité à nos jours, exposé au Louvre-Lens.
À l’instar de sa Galerie du temps, qui traverse les âges, le Louvre-Lens remonte les siècles, en opérant la confrontation inédite de 250 œuvres et objets d’art de toutes époques, inspirés des chants épiques d’Homère. Des moulages d’antiques, provenant de la gypsothèque du Louvre à Versailles, aux toiles de Cy Twombly, où coule le sang des héros mythologiques, la figure du plus célèbre des aèdes, souveraine et omniprésente, constitue un fil d’Ariane nous ramenant aux fondements de l’identité et de la culture européennes. Dès lors, le temps sans repères du poète, s’autorisant dans son voyage ellipses, raccourcis et digressions, devient le nôtre. Commissaire associé de l’exposition, aux côtés d’Alain Jaubert, écrivain et cinéaste, de Vincent Pomarède, administrateur général adjoint du Louvre, et Luc Piralla, directeur adjoint du Louvre-Lens, l’historien et archéologue Alexandre Farnoux revient sur les vestiges, les savoirs et les inconnues qui font d’Homère un phénomène intemporel, tant littéraire que plastique, où se conjuguent les passions humaines, la volonté des dieux, la morale des héros et la cruelle vertu des sacrifices.
En regard de son caractère universel, n’aurait-on pu imaginer cette exposition au Louvre, à Paris, plutôt qu’à Lens ?
Le projet initial de l’exposition, amené par Alain Jaubert, était de démontrer combien la poésie épique d’Homère inspire des artistes de tous acabits, depuis le VIe siècle av. J.-C. jusqu’à la période contemporaine. Il venait compléter des accrochages monographiques présentés précédemment à la Bibliothèque nationale de France ou à l’École des beaux-arts de Paris. Or, le caractère mystérieux de l’auteur dont on ne sait s’il a réellement vécu et l’approche transversale que nous proposons participent des missions du Louvre-Lens qui, croisant époques et disciplines, livre (comme l’exposition sur la musique antique l’avait proposé en 2017, ndlr) une lecture innovante, ludique et accessible, sans jamais minorer les recherches qu’elle convoque.
Quelle intention motive cette traversée atypique de l’histoire et des arts ?
Le nom d’Homère est connu de tous. Pourtant, s’il embrasse les cultures de la Méditerranée, on oublie souvent combien la transmission de ses poèmes, qui seraient issus de l’époque archaïque, voire de temps plus anciens, tient du miracle. In fine, notre propos est de provoquer une prise de conscience. Au travers de précieux vestiges tel un fragment de dinos provenant du musée archéologique d’Athènes qui évoque les Jeux funéraires en l’honneur de Patrocle (580-570 av. J.-C.) ou en s’appuyant sur différentes inspirations d’un même épisode, comme celui d’Ulysse et les sirènes, traité au XVIIe siècle par Annibal Carrache, puis en 2018 par Françoise Pétrovich, l’exposition explore L’Iliade et L’Odyssée, interrogeant «l’homéromanie» qu’a suscitée et suscite encore la lecture de ces textes et l’univers épique qu’ils véhiculent. C’est Victor Hugo qui organise des séances de spiritisme pour entrer en contact avec l’aède. C’est aussi Hubert Robert qui représente Alexandre le Grand devant le tombeau d’Achille.
Sait-on comment et quand les quarante-huit chants d’Homère sont passés de l’oralité à l’écrit ?
Les documents historiques nous indiquent qu’au VIe siècle av. J.-C. les grandes cités grecques éprouvent le besoin de fixer par écrit les chansons épiques qui, lors des festivals religieux, font l’objet de concours poétiques. Alors, naît un corpus de référence que les poètes doivent réciter dans la version choisie par chaque cité. Au fil du temps, ces textes seront recopiés, nourris d’annotations critiques puis conservés dans la grande bibliothèque d’Alexandrie, à l’époque hellénistique. Certains spécialistes avancent même l’hypothèse que l’alphabet grec aurait été inventé pour fixer la poésie épique. Pour mieux saisir cette lente progression, deux philologues américains, Milman Parry et Albert Lord, évoqués dans l’exposition, ont étudié la tradition orale des Balkans, au début du XXe siècle. En demandant à des conteurs de réciter, à six mois d’intervalle, les milliers de vers qui composent La Bataille du chant des merles (victoire des Ottomans sur les Serbes en 1389, ndlr), ils en ont noté les variantes concluant que la trame ne changeait jamais, n’étant susceptible d’accepter que des ajouts utiles et justifiés. Ce même principe semble avoir été appliqué pour la littérature homérique.
En explorant ainsi L’Iliade et L’Odyssée et les liens qui nous unissent à ces œuvres, peut-on dire que l’on plonge aux sources d’une culture et d’une éducation occidentales ?
Le projet scientifique qui sous-tend l’exposition tend à démontrer combien la littérature peut influencer et conditionner nos cadres de vie. La fascination pour Homère, l’attraction que procure sa lecture se manifestent dès l’Antiquité ses bustes en témoignent , resurgissent à la Renaissance et se poursuivent aux XVIIIe et XIXe siècles, entretenant l’intarissable dialogue de l’imaginaire et de la mémoire. À cette époque, la littérature homérique constitue un manuel de savoir-vivre, érigé en magistère dans les collèges jésuites. On utilisait non seulement ces poèmes pour apprendre le grec, mais aussi pour aborder les thèmes de l’amour conjugal, la fidélité, la bravoure… Dans l’éducation catholique, l’œuvre d’Homère devient un fondement de moralité. Arsène Lupin, le héros de Maurice Leblanc, peut s’immiscer dans la haute société parce qu’il est capable de réciter L’Iliade par cœur. L’épopée homérique est donc devenue un code social, moral, et un trait de la culture bourgeoise. De même, nombre de motifs, emprunts et citations viennent orner, comme signes ou rappels, des objets d’art, des pendules aux guéridons, des frises aux papiers peints.
Cette approche consiste-t-elle à porter un regard différent sur le temps et l’universalité d’une œuvre ?
Homère accompagne la culture européenne. S’il n’est pas le témoin d’un temps, il en exprime une mémoire. Et si son œuvre est universelle, elle tient moins des grands auteurs qui ont porté les passions humaines, comme Dante ou Shakespeare, que des textes bibliques qui, eux aussi, ont été dits, transcrits, recopiés et annotés, subissant une relecture critique à travers les siècles. Des fresques mycéniennes, qui évoquent la guerre et la paix, aux ouvrages récents comme Une odyssée. Un père, un fils, une épopée de Daniel Mendelsohn ou Un été avec Homère de Sylvain Tesson, en passant par des termes du langage courant tels «talon d’Achille», pour dire une faiblesse, ou «cheval de Troie» pour désigner un virus informatique masqué, le monde d’Homère semble dépasser le temps. Une vitrine rassemble des objets datant d’époques différentes, entre 1600 et 700 av. J.-C. Si le poète y fait allusion, certains avaient disparu au VIe siècle. Il y a donc anachronisme ou, plus exactement, uchronie, cette absence de référence temporelle qui renforce le pouvoir poétique et universel d’Homère. Ce constat me pousse à considérer que le monde qu’il nous a légué par son œuvre est un univers utopique et uchronique. Il a fait d’Ulysse la figure intemporelle du migrant.