La réserve des frères Lorquin dissimule avec peine une ambition aiguisée aux grandes écoles. A 25 et 27 ans, les petits-fils de Dina Vierny, muse de Maillol, reprennent la direction de la plus ancienne enseigne de Saint-Germain-des-Prés. L’heure de faire ses preuves a sonné pour ces « bien-nés » de l’art.
Quel souvenir gardez-vous de votre grand-mère, Dina Vierny ?
Alexandre Lorquin. Nous étions très proches. Notre grand-mère Dina Vierny désirait partager avec nous sa passion pour les objets. Elle m’avait offert un petit chien anthropomorphe issu de sa collection de poupées et d’automates, certainement l’une des plus importantes au monde, et que l’on a dû vendre pour financer le musée Maillol. Après m’avoir montré comment il fonctionnait, elle l’a rangé dans une pièce fermée à clé… Cela vous donne une idée du rapport viscéral qu’elle entretenait avec les objets. Elle possédait ainsi plus de quatre-vingts collections : moutardiers, cannes, clés de serrure… et bien entendu, tableaux. Il y en avait du sol au plafond !
Avez-vous hérité de cette « collectionnite », qui a également touché votre père ?
A. L. Nous avons commencé à collectionner très jeunes. Aujourd’hui, nous achetons ensemble de l’art moderne et contemporain : Maillol, Edgar Sarin ou Nuvolo – un artiste italien encore confidentiel dont nous avons récemment acquis une très belle toile de 1955 à Drouot –, mais aussi du mobilier XXe ou des images d’Épinal. Le même éclectisme a perduré.
Votre père, Olivier Lorquin, dirigeait la galerie depuis les années 1980. Pourquoi ce passage de relais aujourd’hui ?
Pierre Lorquin. C’était presque une évidence. Quand il nous a proposé de reprendre les rênes, nous avons sauté sur l’occasion. Tout s’est accéléré avec le confinement, qui a été une période très studieuse. Il nous fallait définir la programmation, recruter une nouvelle équipe et mener des travaux de restauration dans notre espace historique de la rue Jacob. Nous y avons notamment réhabilité l’étage, où vivait notre grand-mère, en salon de réception, où se reconnaissent les codes de l’architecture de rapport de Saint-Germain, avec un entresol très bas de plafond. Nous avons également tenté de retrouver l’esthétique d’origine de la galerie dessinée par Auguste Perret, de l'éclairage au sol en fibre végétale. En parallèle, nous avons créé une galerie d’art contemporain : Pal Project.
Quels changements souhaitez-vous insuffler ?
P. L. L’idée est de se reconcentrer sur l’identité d’origine de la galerie, la période allant de l’impressionnisme au post-war, dont nous nous étions un peu écartés. Notre père avait inclus notamment des photographes, tel Frank Horvat. Nous avons décidé d’arrêter de travailler avec eux pour intégrer progressivement de nouveaux artistes, mais toujours en respectant la période d’origine. Nous devions par ailleurs nous moderniser, et cela passait par une digitalisation des stocks et une refonte du site Internet.
A. L. Actuellement, nous nous concentrons notamment sur la peintre hongroise Judit Reigl — décédée en 2020, à 97 ans, ndlr —, qui n’avait plus de galerie attitrée, même si l’on peut la retrouver chez Berès ou Laurentin. Notre objectif est de créer un écosystème solide autour de son travail par la constitution d’un stock, des partenariats à l’étranger et la réalisation de catalogues. Cette exigence scientifique est notre ambition première : proposer des expositions de qualité muséale, et non de simples accrochages.
Vous formez un duo économie/art. Un tel pragmatisme est-il forcément de mise de nos jours ?
A. L. Pierre a en effet étudié l'économie et le management, et pour ma part, j’ai tout fait pour être marchand. À 15 ans, j’étais le plus jeune auditeur libre de l’École du Louvre ! Cette double casquette nous permet de voir les choses un peu différemment, même si d’autres s’en passent très bien. Pal Project, par exemple, répond à un business model réfléchi, il a vocation à devenir un incubateur de la future branche contemporaine de la galerie Dina Vierny. Nous nous sommes inspirés de la Castelli Warehouse : un espace de liberté destiné à l’expérimentation des artistes, dont certains sont ensuite entrés dans le giron de la galerie Léo Castelli, comme Eva Hesse ou Richard Serra… On cherche aussi à avoir une communication moins institutionnelle, un peu décalée. À l’occasion de l’inauguration de Pal Project, on pouvait découvrir Joe Biden en train de lire un Pal Mag, le magazine de l’exposition… Le 12 juin prochain, on vendra au gramme, à 100 € le sachet, des œuvres réduites à l’état de poussière, en collaboration avec deux commissaires du Wonder, un artist-run space de Clichy. On navigue ainsi entre deux univers, dans lesquels nous nous sentons tout aussi à l’aise.
À l’exception d’une participation à Art Paris en 2018, vous avez été très discrets sur les foires ces quinze dernières années… Tentés par Ex.Paris ?
P. L. Le ralentissement de notre activité est dû au fait que le musée Maillol a demandé une énergie considérable. Or, notre grand-mère était présente lors des premières éditions d’Art Basel. Nous souhaitons revenir dans la course, en sélectionnant les foires les plus appropriées. On pense à Frieze Masters, où l’on pourrait présenter un focus sur un artiste à « redécouvrir » comme Robert Couturier, au Salon du dessin, à la Brafa ; et pourquoi ne pas refaire quelque chose avec la FIAC… ou participer à Ex.Paris si les premières éditions nous convainquent.
Certains de vos artistes, comme Rimbert ou Vivin, restent confidentiels sur le marché…
A. L. Vous faites référence aux « primitifs modernes », qui ont été regroupés sous cette appellation par le marchand Wilhelm Uhde, lequel a organisé la première exposition du Douanier Rousseau. Notre grand-mère avait repris cet héritage en représentant ces artistes de manière permanente. Ce n’est peut-être pas l’esthétique la plus recherchée aujourd’hui, mais je crois qu’il suffit de faire un bon travail de promotion pour changer les choses. Prenez l’exemple de Séraphine, sa cote a nettement augmenté en dix ans : pour s’offrir désormais une très belle œuvre, il faut compter plusieurs centaines de milliers d’euros ; même chose pour Camille Bombois.
Vous venez justement d’inaugurer le premier solo show de Séraphine…
A. L. Nous profitons de la publication du catalogue raisonné par Pierre Guénégan, qui recense 114 numéros, soit une production très restreinte. Nous exposons un sixième de ce corpus. Il s’agit d’un bel ensemble provenant du fonds de la galerie et de collectionneurs privés. Trois œuvres sont à vendre, ce qui est exceptionnel, la plupart des pièces se trouvant dans des collections inamovibles ou dans les musées, et beaucoup ayant été perdues. La grande période de Séraphine se situe entre 1927 et 1930, avant que Wilhelm Uhde ne cesse de la soutenir et qu’elle ne sombre dans la folie. C’est une peintre qui réussit à séduire un public plus large que celui de l’art naïf.
On raconte que lors de l’exposition de Poliakoff à la galerie, en 1951, aucune œuvre n’a été vendue. Qu’en est-il aujourd’hui ?
A. L. Il manque un petit quelque chose à Poliakoff pour accéder à la même notoriété que des artistes comme Soulages. Je suis assez d’accord avec ce que disait le collectionneur et marchand Daniel Cordier à ce propos, quand il parlait de l’insuccès des artistes français aux États-Unis. La raison selon lui, outre le coût de transport, est que les Américains aiment les grands formats habités d’une certaine brutalité, et trouvent l’art français trop délicat. Outre-Atlantique, les collectionneurs connaissent mal le peintre et comprennent difficilement qu’un artiste jugé « important » en Europe ait des prix si bas. Nous avons en projet d’organiser une exposition « Poliakoff et le monochrome » qui montrera ses recherches, résolument audacieuses et contemporaines, sur le travail de Klein ou de Reinhardt. On pense que la reconnaissance de nos artistes passe aussi par cette modernisation du regard.
Comptez-vous développer vos relations avec l’étranger ?
P. L. Oui ! Pour l’instant, notre clientèle est principalement française, à part quelques grands collectionneurs internationaux de Maillol. On travaille par exemple sur une exposition qui sera consacrée à Dina Vierny chez Marianne Rosenberg à New York, la petite-fille du marchand Paul Rosenberg. Il y a encore beaucoup à faire dans ce domaine.