Pousser les portes du mystère, révéler l’inconnu, approcher au plus près la personnalité et l’œuvre d’un artiste en gardant la légende à distance, sont l’apanage des historiens de l’art. À la tête de la fondation Annette et Alberto Giacometti, Catherine Grenier s’y emploie ardemment. Déployant un impressionnant programme d’expositions internationales, l’ancienne directrice-adjointe du musée d’Art moderne vient de publier, aux éditions Flammarion, une biographie dévoilant du peintre, du sculpteur et de l’homme nombre de réalités méconnues, puisées aux archives de la fondation, jusqu’alors inexplorées. Le 20 juin prochain, la conservatrice et son équipe écriront un nouveau chapitre de l’histoire de l’artiste suisse, en inaugurant l’institut Giacometti, espace dévolu à la connaissance du maître et de son temps. Ni musée ni galerie, l’établissement recevra ses visiteurs sur rendez-vous, pour une découverte privilégiée et intimiste des œuvres du sculpteur. Centre d’étude et de recherche, ce nouvel établissement aura pour mission de stimuler les échanges de spécialistes de tous horizons et leurs travaux sur la période moderne (1910-1960). Ses publications, regroupées dans la collection «l’école des modernités», auront une vocation pédagogique. De ce nouveau concept, Catherine Grenier commente la genèse et l’ambition.
Sans musée pour écrin, l’œuvre d’Alberto Giacometti arpente le monde. Après Shanghai, Rabat, Doha, Londres, quelles seront ses prochaines destinations ?
Dans l’intimité et la modestie de son atelier, Giacometti a conçu une esthétique universelle, qui parle à chacun en dépit des cultures et du temps. Son rayonnement, qu’orchestre la fondation, encourage chaque année la découverte de son œuvre par de nouveaux publics dont la demande va croissant. Deux rétrospectives se tiennent actuellement, l’une en Corée, au Seoul Art Center, l’autre au musée national des Beaux-Arts du Québec. Au printemps, à Bâle, la fondation Beyeler confrontera son univers à celui de Francis Bacon. Dans le même temps, à New York puis à Bilbao, le musée Guggenheim va souligner les liens que Giacometti entretenait avec son marchand Pierre Matisse. Cet automne, à Paris, le musée Maillol lui offrira ses cimaises. Le calendrier des expositions court jusqu’en 2021.
En contrepoint de la circulation des œuvres, manquait-il un point d’ancrage, rappelant la présence et le rôle de Giacometti dans le Paris des avant-gardes ?
La création de l’institut Giacometti répond au besoin, tout aussi nécessaire, d’étudier l’artiste et le contexte culturel, particulièrement cosmopolite et stimulant, de son époque. Car aujourd’hui, jeunes universitaires et conservateurs s’orientent volontiers vers l’art contemporain, minorant la période moderne. On constate même dans ce domaine une carence d’expertise. L’implantation de l’institut a pour but de pallier ce manque par la constitution d’une communauté d’amateurs et de chercheurs, l’attribution de bourses de recherche, la conception de cycles de conférences et, in fine, par une mission éducative.
Quel site a été retenu pour accueillir l’institut et quels trésors conservera-t-il ?
À Montparnasse, où Giacometti a vécu, travaillé et aimé, l’institut s’immisce dans l’hôtel particulier qu’occupa l’ébéniste et décorateur Paul Follot, au 5, rue Victor-Schœlcher. Sa façade insolite, ses proportions à échelle humaine, son atmosphère de maison et laboratoire d’arts décoratifs activité à laquelle Giacometti s’est initié avec Jean-Michel Frank se font l’écrin de son atelier restitué, un antre spartiate de 23 mètres carrés, qui se situait rue Hippolyte-Maindron. Après sa disparition en 1966, Annette Giacometti, sa veuve, a préservé de l’oubli les pièces inachevées, les objets et meubles qu’il abritait et fait démonter ses murs griffés de dessins et d’esquisses, venus rejoindre l’héritage de la fondation trois cents sculptures, quatre vingt-huit peintures, plus de deux mille dessins, mille estampes, deux mille photos… À ce patrimoine considérable, s’ajoute un ensemble abondant d’archives comprenant sa bibliothèque personnelle, ses revues d’art, ses entretiens mais aussi une riche correspondance avec sa famille, ses échanges avec André Breton ou avec ses modèles. Toute cette matière inexploitée, dont j’ai pu nourrir sa biographie et qui fera l’objet de prochaines publications thématiques sera désormais accessible, au chercheur comme à l’amateur.
Vous prônez une «école des modernités». Qu’entendez-vous par ce pluriel ?
Giacometti est un artiste ancré dans l’art moderne. Plus qu’une figure historique identifiée à son époque, il déploie un vocabulaire atemporel, qui le rapproche des artistes contemporains. Sa volonté d’aller vers un style universel, son refus de l’anecdote et sa posture d’artiste qui, pour maintenir sa liberté de création, refuse la voie des honneurs, de la fortune et du marché font écho aux publics jeunes comme aux artistes d’aujourd’hui. D’ailleurs, l’étude approfondie des archives et du corpus de ses œuvres révèle une grande diversité dans son travail. À première vue, on aurait tendance à penser que son œuvre est marquée par deux grandes époques, celles du surréalisme puis du retour à la figuration, avec ses figures synthétiques et élancées. En fait, Giacometti embrasse de nombreux styles dans ses recherches formelles. S’il a toujours prôné le retour au modèle vivant, sa référence à l’histoire de l’art reste omniprésente. Aussi, sous une discrète simplicité, il se révèle plus complexe et paradoxal. Réfutant notamment les interprétations trop littérales de son œuvre, il croise et synthétise références et influences, sans jamais s’y laisser enfermer. Ses propres commentaires sèment davantage la confusion sur son œuvre qu’ils n’éclairent le spectateur. Enfin, n’oublions pas, qu’à ses débuts, cet artiste de langue italienne, qui s’inscrit à la Grande Chaumière, ne côtoie que des étrangers croates, ou encore japonais… Aussi, sa modernité, au sein de sa production et a fortiori parmi ses contemporains, participe d’un phénomène pluriel auquel appartiennent toutes les avant-gardes du début de ce XXe siècle. C’est cette notion de diversité que l’institut entend mettre en lumière et transmettre. Une vision des modernités déjà développée au Centre Pompidou.
Cette mission n’est-elle pas plutôt dévolue aux musées ?
L’institut Giacometti s’apparente à une société savante actualisée et adaptée aux besoins de notre époque. Dynamique et ouverte, elle instaure entre le visiteur et les œuvres une relation intimiste, immédiate et directe qui s’avère de plus en plus difficile dans les musées. Avec la création de cette structure privée, souple, réactive, dont l’utilité publique s’incarne dans un projet éducatif ambitieux et de longue haleine, s’invente une forme de modèle pour l’avenir. Grandes et petites structures, comme la fondation et l’institut Giacometti, ont à apprendre les unes des autres, à s’enrichir mutuellement, en prenant en compte le public, ses attentes, son échelle et son temps. L’avenir des grands musées n’est pas forcément de toujours montrer plus et le temps du gigantisme est révolu. Dans cette approche, les fondations ont une part à prendre, une expérience à partager.