Passent les jours et passent les semaines, l’action des institutions nationales sur le marché français des ventes aux enchères demeure intacte. Tour d’horizon.
Au cours de l’année dernière, pas moins de quatre-vingt-six musées ont acquis deux cent vingt-quatre œuvres à Drouot, soit en faisant valoir leur droit de préemption, soit en participant directement aux enchères. Mois après mois, on retrouve tous les ténors, du Louvre à Orsay en passant par la Bibliothèque nationale de France, et les outsiders provinciaux de poids, le musée Fabre de Montpellier ou celui des beaux-arts d’Orléans… Régulièrement, les pages de La Gazette s’en sont fait l’écho, se réjouissant de ces achats qui enrichissent notre patrimoine et renforcent les liens entre les différents acteurs du monde de l’art. Le clivage ancestral entre marché et monde muséal est très heureusement dépassé, et les passerelles entre les deux sont de plus en plus fréquentes pour l’intérêt de tous et, surtout, celui de l’art.
Thématiques dominantes
Une nouvelle fois, le domaine des manuscrits et des livres l’a largement emporté en nombre de lots 55 % des préemptions à Drouot. Mais avec une différence notable : les achats y ont également dominé en termes de prix. Sur les dix plus hautes préemptions effectuées à l’hôtel des ventes parisien, six concernent cette spécialité. Le trio de tête est mené par le manuscrit autographe de Gustave Flaubert pour les Mémoires d’un fou, préempté à 364 000 € par la BnF, le 15 novembre lors d’une session Aristophil ; il s’agissait de l’un des rares manuscrits de l’écrivain encore en mains privées (voir photo page de gauche). Il se constitue ensuite, à 187 500 €, du poème autographe d’Arthur Rimbaud, Patience, choisi par la Ville de Charleville-Mézières pour le musée Rimbaud (vente Aristophil du 19 juin), et, à 170 911 €, du catalogue de la vente de l’intérieur du cabinet de feu M. le duc d’Aumont illustré par Charles-Germain de Saint-Aubin, acquis par le Palais princier de Monaco (vente Binoche et Giquello, 28 novembre). La qualité des écrits proposés lors des ventes Aristophil explique en grande partie cette hausse. La troisième salve, les 14, 15 et 16 novembre, retenait pas moins de trente-deux achats de musées (voir Gazette 2018 n° 41, page 142). L’exigence est toujours de mise. Intérêt de l’écrit, notoriété de la signature, rareté de l’édition originale, dédicace ou appartenance à un grand bibliophile, attrait des illustrations et des reliures : tous ces critères jouent dans un seul but, celui de l’enrichissement des collections patrimoniales et de la préservation d’une mémoire littéraire.
En rouge et noir
Le Louvre montrait cette année encore sa détermination. Fort de ses 10,2 millions de visiteurs une première et un record annoncés avec joie et avec raison, puisque jamais une institution internationale n’avait atteint ce nombre, soulignait son président-directeur Jean-Luc Martinez , le musée parisien inscrivait diverses spécialités dans la liste de ses envies. À 685 300 €, il emportait deux amphores attiques en terre cuite vernissée à figures noires, attribuées au Groupe de Léagros et ayant pour pedigree l’ancienne collection Lucien Bonaparte (Drouot, Pierre Bergé & Associés, 16 mai 2018, voir photo page de droite), et à 1 025 000 €, une peinture d’un primitif français vers 1400-1410 (Lyon, De Baecque et Associés, 12 novembre, voir photo page ci-contre). Il achetait encore, pour 42 900 €, une étude de Pierre Peyron (1744-1814) pour Les Jeunes Athéniens, complétant ainsi le fonds de ce dessinateur talentueux un peu oublié, alors qu’à la fin du XVIIIe siècle il était aussi célèbre que David (Drouot, Millon, 18 octobre). L’Établissement public agissait encore pour préempter à 25 200 € un plateau en porcelaine de Sèvres, qui fut livré le 22 août 1837 à la reine Marie-Amélie ; on y voit la famille royale, installée dans une calèche, quittant la cour d’honneur du château de Neuilly (Drouot, Pescheteau-Badin, 26 novembre). Les porcelaines constituaient d’ailleurs l’un des thèmes majeurs de l’édition 2018. Le Louvre, donc, mais également le château de Versailles et la Cité internationale de la céramique de Sèvres se réjouissaient de pouvoir accueillir dans leurs vitrines des pièces délicates et historiques. Le broc Roussel et sa jatte ovale en porcelaine tendre issus de la collection Malatier rejoignaient, à 88 480 €, celle de Sèvres (10 octobre, Laurent de Rummel et Ader, voir photo page 27), tandis que l’un des six seaux à verre du service à fond bleu céleste de Louis XV commandé à Vincennes en 1751 et le seul répertorié à ce jour partait à Versailles pour 132 000 € lors de la seconde vente des «Choix de Christophe Perlès», chez Pescheteau-Badin le 26 novembre. Vigilant, le château royal faisait également son marché à deux reprises le 13 décembre. Chez Christie’s tout d’abord, pour emporter à 13 750 € une tasse à chocolat avec sa soucoupe en porcelaine de Meissen, issue du service offert à Marie Leczinska, en mars 1737, par le roi de Pologne, Auguste III de Saxe. Sa quête le menait à Toulouse ensuite, pour une série de huit chaises et d’une bergère d’époque Louis XVI caractéristiques des meubles d’usage plus courant, réalisés dans des ateliers travaillant directement pour le garde-meuble, parce que «le mobilier le plus simple est celui qui fait aujourd’hui le plus cruellement défaut dans les collections du château», précisait le conservateur Bertrand Rondot dans la notice de la vente (22 000 €, Marc Labarbe).
Place aux modernes
Le musée d’Orsay pour une boîte à cigares en marqueterie de bois de Paul-Élie Ranson (25 000 €, 15 novembre 2018, Christie’s) et un fauteuil «Flâneuse» de Léonard Abel Landry (8 250 €, Cannes, 26 octobre, Pichon & Noudel-Deniau) , celui de la Marine pour une toile d’André Lhote, Marin et Martiniquaise, de 1930 (139 264 €, 7 mars, Fraysse & Associés), et bien d’autres, à Paris et en régions, se manifestaient sur des pièces parfois iconiques. Ainsi d’une sculpture en plâtre offerte par Auguste Rodin à Claude Monet, des Bacchantes s’enlaçant enlevées à 108 000 € par le musée Marmottan Monet (Cannes, 15 août, Besch, voir photo ci-contre). Ainsi encore d’un ensemble de quinze pièces de mobilier de Robert Mallet-Stevens, qui vont regagner les salons de la villa Cavrois pour lesquels elles ont été conçues (323 840 € au total, 7 décembre, Ader). Ainsi, toujours, de l’un des Maurice Utrillo provenant de la collection de l’avionneur Levasseur. L’Ancien Maquis à Montmartre gagnait pour 112 500 € les cimaises du musée de Montmartre (23 novembre, Tessier & Sarrou et Associés). Mais c’est un magnifique voile de mariée en dentelle d’Alençon, de la fin du XIXe siècle, qui fera office de baisser de rideau de cette non exhaustive présentation. De dimensions exceptionnelles, ayant nécessité le concours de dizaines d’ouvrières spécialisées et des centaines d’heures de travail, il a mobilisé toute une région pour rejoindre le trousseau du musée alençonnais des beaux-arts et de la dentelle (82 940 €, le 24 octobre chez Coutau-Bégarie) et fait sa joie. Un beau symbole.