Yishu 8, que Christine Cayol a créée en 2009, est bien plus qu’une simple résidence d’artistes à Pékin. Il s’agit d’un incubateur où naissent des projets artistiques et économiques, un point de rencontre entre la Chine et la France.
Depuis 2011 et la création du prix Yishu 8 [prononcer « yishu-ba »], vous avez accueilli vingt-six artistes français dans votre résidence à Pékin, avec bien sûr un ralentissement depuis 2019. De quelle façon a-t-elle nourri les artistes ?
La plupart des lauréats français n’avaient jamais mis les pieds en Chine. Pour Claire Tabouret par exemple, c’était même en 2012 sa première exposition à l’étranger. D’emblée, je leur dis : « Prenez votre temps ! » Ils découvrent un monde très complexe, c’est pourquoi il faut laisser le temps chinois se diffuser dans leurs veines. Nous les invitons tout de suite à circuler à vélo pour plonger dans le Pékin traditionnel, dans les sublimes jardins ou dans les montagnes Jaunes, pour que la Chine entre en eux. Nous les accompagnons en leur proposant des traducteurs, en organisant des rendez-vous avec des commissaires d’exposition ou d’autres artistes. Nous leur donnons des repères pour qu’ils appréhendent ce monde avec plus de douceur, mais aussi pour gagner du temps car ces trois mois de résidence passent vite. Ils sont instruits aussi sur le rapport au temps, qui est ici très particulier, et sur l’importance d’être en avance aux rendez-vous : c’est la politesse chinoise. À la fin, ils peuvent proposer une restitution de résidence, mais ce n’est pas une obligation.
En quoi ce rapport au temps est-il si différent ?
Une des clés fondamentales est que les Chinois n’ont pas le même rapport au temps que nous. Il faut savoir à la fois à quel moment aller très vite dans la réponse, être là, et à quel moment l'on doit vraiment attendre, laisser infuser. Il n’y a pas de contradiction entre les deux. Ils ont une conscience très vive du temps long et du fait qu’ils sont issus d’un pays multimillénaire. C'est pourquoi ils regardent la France comme un vieux pays également, contrairement à l’Allemagne ou l’Italie, qui sont des nations très récentes.
Les artistes de la famille Yishu 8 sont aujourd’hui exposés au musée Guimet. Peut-on leur trouver des liens formels ?
Cette résidence réunit des artistes qui n’ont en commun que d’avoir reçu le prix Yishu 8 : Lionel Sabaté, Patrick Neu, Claire Tabouret, Claire Nicolet, Julien des Monstiers, Peng Yong, Wang Enlai, Li Ying... La scénographie devait à la fois rendre compte d’une famille d’artistes, d’individus qui s’apprécient et sont pour certains devenus amis, mais aussi de la diversité des œuvres. Elles sont présentées dans des îlots pour ne pas toutes se donner immédiatement au regard, pour pouvoir être appréhendées de façon individuelle car elles sont très différentes. La plupart sont spécialement créées pour l’exposition et forment la mémoire de ce que les artistes ont vécu en Chine, de la façon dont cette expérience a infusé dans leur travail. « Bons baisers de Pékin » se veut une histoire d’échanges, de résonance et une balade jusque dans les collections du musée, où ont été dispersées des cartes postales que se sont envoyées les artistes lauréats.
Onze ans après, quel bilan tirez-vous de cette aventure ?
Voilà une bonne question, car je ne savais pas où je voulais aller lorsque j’ai créé la résidence. J’avais pour intuition que l’art pouvait créer des liens et des ponts allant au-delà des relations personnelles entre les artistes. Je n’avais pas mesuré, au départ, que notre résidence intimiste, certes modeste, pouvait devenir un acteur du rapprochement pacifique et institutionnel des deux cultures. On y croise aussi bien des étudiants, des hommes politiques, des entrepreneurs, que des artistes et des intellectuels.
Pouvez-vous donner un exemple de projets nés de ces rencontres ?
Grâce à un important contrat de mécénat signé entre une femme d’affaires chinoise, Zhang Chengcheng, et le musée Rodin, un peintre extraordinaire, Li Xin, est intervenu dans les médaillons des boiseries de la salle de la Danaïde de l’hôtel Biron. Le contrat finance l’intervention de trois artistes chinois. De son côté, Hermès s’est inspiré de Li Xin pour concevoir son parfum Le Jardin de Monsieur Li. Il raconte la balade sensorielle de l’artiste dans un jardin chinois. Ce peintre de l’eau et de l’encre fut le premier artiste exposé à Yishu 8, en 2009.
La visite du président Emmanuel Macron à la résidence lors de son voyage en Chine, en 2018, ne signifie-t-elle pas la présence d'enjeux plus pragmatiques et économiques ? L’art est-il le seul moteur ?
Le président Macron est venu à la résidence parce qu’il considère que l’art a un rôle à jouer pour construire des ponts et des passerelles. Il a visité plusieurs musées et lieux qui incarnent les échanges culturels franco-chinois. L’Institut français et l’ambassade accordent beaucoup d’intérêt au travail de la résidence. Ce sont des lieux de cross-fertilization, comme on dit en anglais, et je pense que les liens entre les peuples se jouent aussi à ces niveaux-là. Il existe des havres de paix qui génèrent des projets, des chemins artistiques dont on ne sait pas où ils vont nous mener.
Comment gérez-vous la dimension politique ? Les artistes ont-ils une liberté totale ou existe-t-il une sorte de censure ?
En Chine, forcément, il y a des sujets sensibles qu’il ne faut pas aborder. On ne va pas exposer des portraits qui défigurent des membres du gouvernement chinois : je dirais que la limite est là. Les artistes de la famille de Yishu 8 sont des poètes, des personnes très engagées humainement et éthiquement, pour un monde meilleur. Ils ont un rapport à leur propre langage, qui n’est pas politique mais poétique. Nous avons beaucoup de chance, car nous sommes une petite association qui a pu faire venir des artistes chinois pour l’exposition du musée Guimet, ce qui est un bon signe. De plus, nous sommes abrités à Pékin dans les locaux de l’ancienne Université franco-chinoise, une université privée créée dans les années 1920. L’idée était de choisir la France comme partenaire pour y envoyer des garçons et des filles se former à Paris et à Lyon, à l’économie, à la gestion, à l’art... Ce qui a créé une mémoire pour les pays de l’importance de ce type d’initiative.