Le président de l’Association internationale des antiquaires (Iadaa) conteste la lourdeur et les effets pour le marché de l’art et les collectionneurs du nouveau règlement européen, dévoilé dans nos colonnes, sur l’entrée des biens culturels.
Le règlement sur l’importation des biens culturels en Europe (voir Gazette n° 16, page 16, L'europle place l'entrée des oeuvres sous contrôle) vient d’être promulgué sur la foi que les biens pillés par l’État islamique trouvaient accès au marché européen et sur le besoin impératif de tarir cette source de financement du terrorisme. La Commission a commandé deux études sur ce problème. On attend toujours le résultat de la seconde, mais le premier cabinet d’étude, Deloitte, après consultation des vingt-huit États membres, n’a trouvé aucun élément probant en ce sens. Cela n’a pas empêché la Commission, le Conseil et le Parlement européens de légiférer, en changeant leur fusil d’épaule. Ils proclament en effet maintenant vouloir prévenir ce risque, tout en harmonisant les règles dans l’Union. Ce retournement ne fait pas que rendre obsolètes les principes qui avaient été posés au départ de cette procédure. Il affecte l’équilibre d’ensemble du dispositif, existant entre ordre public et marché de l’art international. L’Union s’est toujours engagée à prendre des mesures proportionnées, n’affectant pas le commerce légal. Pour notre part, nous avons toujours considéré que le marché de l’art pouvait se soumettre à une législation d’exception, à condition qu’elle bloque un financement réel du terrorisme. Mais une politique de prévention d’un péril hypothétique doit tenir compte des besoins du marché. Ayant suivi ce processus de longue date, avec la Fédération internationale des antiquaires et marchands d’art (Cinoa), nous considérons que cette révision des principes, sans un rééquilibrage en conséquence, a conduit à une législation hypertrophiée, à l’impact délétère pour le négoce de l’art.
Précipitation
Ce règlement, avec effet immédiat, a bénéficié d’une procédure accélérée au Parlement. Il n’a donc eu droit qu’à une seule lecture, ce qui ne s’était encore jamais vu. Il se trouve en porte-à-faux par rapport à la loi internationale, et s’annonce si coûteux et dysfonctionnel que l’on peut se demander jusqu’à quel point il est applicable. D’ici 2025 au plus tard, la Commission est censée avoir créé ex nihilo un système électronique pour administrer toutes les demandes d’importation de biens culturels, selon une procédure à deux niveaux. Le possesseur de tout bien extrait d’un site archéologique, d’un monument ou d’un sanctuaire extra-européen de plus de 250 ans devra requérir une licence d’importation, en prouvant qu’il a été sorti légalement de son pays d’origine. Tous les pays sont concernés, pas seulement la Syrie ou la Libye. La licence est obligatoire pour les antiquités d’Extrême- Orient et d’Asie comme pour les sculptures précolombiennes, ou encore l’art tribal d’Afrique, du Pacifique ou des Amériques. Pour des centaines de milliers d’objets appartenant en toute légitimité à des collections depuis des décennies, voire des siècles, il est quasiment impossible de fournir une telle preuve. Il est souvent difficile de remonter à la source ou même de connaître la date de sortie du pays d’origine, le cadre législatif de l’époque n’étant pas aisé à cerner et les sorties pas forcément accompagnées de documents, lesquels peuvent avoir aussi disparu. À défaut, il serait possible de démontrer que le bien pour lequel la licence est requise est légalement exporté du pays où il se trouve, à condition d’y être depuis cinq ans sans interruption. Mais cette dérogation est soumise à deux circonstances exceptionnelles qui en limitent considérablement la portée : soit le pays source ne peut être identifié de manière suffisamment fiable, soit il faudrait prouver que l’objet est sorti de son territoire d’origine avant le 24 avril 1972, première date d’application de la Convention de l’Unesco. Tout objet sorti ultérieurement pourrait ainsi être considéré comme illicite. Le règlement ne tient ainsi pas compte des spécificités nationales des pays qui ont adhéré à la Convention des années, ou même des décennies, après cette date. Pour prendre un autre exemple, l’Égypte, qui a autorisé les exportations jusqu’en 1983. Un bien valablement sorti du pays dans la décennie qui précédait pourrait ainsi se voir refuser l’entrée en Europe. Qui plus est, le règlement, dans son paragraphe 7, prétend poser la référence aux biens culturels sur le fondement de la Convention. Or, celle-ci distingue «les biens qui sont désignés par chaque État comme étant d’importance»… Les termes du nouveau règlement sont beaucoup plus larges. «Art 2-“biens culturels” : tout objet présentant de l’importance pour l’archéologie, la préhistoire, l’histoire, la littérature, l’art ou la science, dont la liste figure en annexe». Le handicap financier pour le marché est lourd de conséquences. Les procédures douanières pouvant s’étaler sur des mois constitueront un obstacle insurmontable pour les marchands ou commissaires-priseurs, s’ils prévoient de tenir une vente sur le continent ou d’exposer les œuvres dans une foire.
Responsabilité
L’entrée de toutes les autres œuvres d’art de plus de 200 ans et valant plus de 18 000 € sera aussi fortement touchée. Celles-ci seront soumises à une déclaration, certifiant leur sortie documentée de leur pays d’origine. Cette formule d’apparence simplifiée fait en réalité encourir des risques juridiques plus importants encore. L’importateur assume en effet la responsabilité du statut de l’œuvre, y compris dans le cas où il agit pour un client. Même s’il est de totale bonne foi, sa responsabilité est engagée et les sanctions promises sont lourdes. Si de nouveaux éléments apparaissaient par la suite, laissant soupçonner une origine frauduleuse du lot bien avant qu’il en ait pris possession, il lui faudrait y répondre. Le règlement cède ainsi à cette manie des jugements rétroactifs, véritable malédiction juridique de notre temps. De plus, ce dispositif pourrait entrer en conflit avec les législations de protection des données et des personnes : les marchands ont toutes raisons de s’inquiéter des vagues assurances qui leur sont délivrées aujourd’hui à ce sujet. Dans tous les cas, ils vont devoir assumer toute une procédure qui ne sera ni rapide ni simple à traiter. Il est question d’adopter le formulaire standard international d’identification des objets, appelé «Object ID», en annexant les «preuves et documents appropriés», licences et certificats d’exportation, titres de propriété, factures et contrats de vente, attestations d’assurance et ce n’est que le début. Un article se réfère à un «document standardisé» de l’Unesco, mais sans en révéler ni la teneur ni la longueur. L’expérience nous indique malheureusement que la clarté et la concision ne seront pas les premiers critères. En supposant que ce système puisse fonctionner, il n’a été précédé d’aucune étude d’impact sur le marché de l’art et sur les services de douane. Le coût de création et de fonctionnement d’un système électronique couvrant tous les États n’a fait l’objet d’aucune évaluation. Tout cet appareil législatif semble d’autant plus déplacé qu’il existe déjà des restrictions aux importations de biens issus de Syrie ou d’Irak, qui auraient fort bien pu être étendues à la Libye, au Yémen ou à d’autres pays à risques. Notre Association continuera quand même à travailler avec les parties prenantes dans l’espoir de trouver des formules mieux adaptées avant leur entrée en vigueur. En attendant, elle compte bien déposer une étude juridique sur les fondements mêmes de ce texte.