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Un énigmatique tableau de Francis Picabia

Publié le , par Alexandre Crochet
Vente le 08 décembre 2023 - 14:00 (CET) - Salle 5 - Hôtel Drouot - 75009
Cet article vous est offert par la rédaction de la Gazette
Peint en 1935, ce rarissime tableau de Francis Picabia revisite le mythe de Vénus et Adonis pour une exposition américaine.
Francis Picabia 1879-1953, L’Amour et la Femme, 1935, huile sur toile, 92 x 73 cm....  Un énigmatique tableau de Francis Picabia
Francis Picabia 1879-1953, L’Amour et la Femme, 1935, huile sur toile, 92 73 cm. Estimation : 300 000/400 000 

Si les œuvres de Francis Picabia ne sont pas rare aux enchères, celle-ci devrait faire des étincelles ! L’Amour et la Femme ressemble à une parenthèse, à une excursion insolite dans la carrière éclectique et iconoclaste de l’artiste. Un tableau énigmatique dont le sens reste en suspens. En 1935, Picabia, né en 1879 à Paris et petit-fils d’un Cubain, n’a plus rien ni d’un jeune homme ni d’un débutant. Figure majeure du mouvement Dada, il vient de réaliser, autour de 1930, ses célèbres «Transparences». Mais, au mitan de la décennie, il opère un virage vers des tableaux très stylisés et des représentations de personnages à l’antique, mais aussi tirées de la Renaissance «dans une pose d’éternité», selon Michel Sanouillet, auteur d’un ouvrage sur le peintre paru en 1964 aux éditions du Temps. Notre œuvre fait partie d’un corpus d’une vingtaine de toiles destinées à l’exposition «Paintings by Francis Picabia», présentée au Arts Club of Chicago en 1936, et dont font partie également Alpha et Omega, Paysanne au châle rouge, La Vieille Paysanne ou encore Homme et femme au bord de la mer. Des photos anciennes montrent L’Amour et la Femme au milieu d’autres peintures en préparation à l’été 1935, dans son atelier du Château de mai, à Mougins. Des photographies prises par la dernière épouse de l’artiste, Olga Mohler. Le tableau est à ce point représentatif de ce corpus qu’il ornera la couverture du catalogue de l’exposition de Chicago !

Picabia elliptique

Picabia a-t-il voulu séduire le public américain ? Ou sa démarche artistique fait-elle écho au revival de la peinture d’inspiration classique en France avant la Seconde Guerre mondiale ? Toujours est-il qu’il crée alors une série de «tableaux très stylisés, aux couleurs tantôt très vives, tantôt réduites au blanc et noir, où se détachent autour des figures des cernes très appuyés […] les sujets sont transposés, pour le vêtement et l’attitude, sur le mode antique», comme l’explique Michel Sanouillet. Son inspiration, il la tire en particulier des maîtres anciens, et notamment des Primitifs italiens. «Les personnages mélancolques sont décontextualisés, détachés de tout récit explicatif ; partant d’une reproduction en gravure d’une fresque pompéienne où Vénus tient Adonis mourant, l’artiste a remplacé le corps du jeune chasseur par un affleurement rocheux», commentent les auteurs du catalogue raisonné de Picabia. De fait, la scène se révèle elliptique. Le personnage masculin, objet de désir et de tourment, est absent. Seuls les regards et les poses de Vénus et de l’Amour, représenté sans ses flèches fatales, en disent long sur le drame qui s’est joué. Picabia a ainsi modernisé l’histoire tirée des Métamorphoses d’Ovide, qui voit Vénus, amoureuse du mortel héros, le supplier de ne pas partir à la chasse. Son pressentiment funeste se révélera juste : jaloux, Mars enverra contre lui un sanglier qui lui ôtera la vie. Picabia a gardé la trame et en a tiré une épure, supprimant la référence à l’antique jusque dans le titre, intemporel.

Le tableau figurait dans la rétrospective Picabia du Grand Palais, en 1976,  sous un autre titre

Tension dramatique
L’histoire du tableau ne s’arrête pas là. Dans ses mémoires, Olga Mohler assure que Picabia, déçu par la réception de l’exposition outre-Atlantique, aurait repeint sur les œuvres quand celles-ci revinrent des États-Unis ou les aurait même détruites. Selon le catalogue raisonné, «cette affirmation doit toutefois être nuancée». En effet, quand les peintures sont de retour, Picabia est alors concentré sur ses « Transparences ». Il va alors modifier la série «américaine» sans toutefois renier cette production. Ainsi, il intervient subtilement sur L’Amour et la Femme, ajoutant des ombres bleutées translucides grâce à un vernis coloré – selon le principe de sa célèbre série –, qui donne une tonalité étrange et mystérieuse à ce corpus. En outre, il assombrit et refroidit alors sa palette, ce qui contribue à accentuer la dimension dramatique du tableau, notamment dans la forêt à l’arrière-plan, allusion à la chasse… Consolation au succès, semble-t-il mitigé, de l’exposition de Chicago, l’État français fera l’acquisition en 1937 du tableau intitulé Spring, qui avait figuré dans cette même exposition. En 1976, deux décennies après la mort de l’artiste, le Grand Palais lui consacre une rétrospective dont fera partie ce tableau, sous le titre (incorrect) de Femme à l’angelot, tandis que le catalogue raisonné de Picabia a bien enregistré l’œuvre sous le nom de L’Amour et la Femme.

77
C’est le nombre d’œuvres de Picabia
détenues  par le Centre Pompidou
,
dont Le Printemps, provenant
de l’exposition de 1936, à Chicago,
«Paintings by Francis Picabia».

Notre tableau a appartenu, de 1953 à 1965, à la collection privée de Suzanne Romain, l’une des maîtresses de Picabia, avec laquelle il entretenait une correspondance épistolaire importante. Entre 1944 et 1948, tous deux ont ainsi échangé plus de 200 lettres d’amour. L’œuvre sera ensuite acquise par un particulier et conservée par lui de 1976 à 1990 avant de passer entre les mains de l’actuel détenteur. C’est à Germaine, Everling, une autre compagne du très actif Picabia que revient le mot de la fin sur cette série : «Après la période des « Transparences », où l’on pénétrait par une sorte de bonne volonté mystique et subjective dans un domaine purement poétique, voici que Picabia, se dépouillant à nouveau de toute littérature, nous emmène à sa suite dans une vision plus vivante, plus accessible. Les formes qu’elle nous offre sont hors du moment […] mais leur expression est absolument actuelle de par une simplification complète et une fraîcheur qui prendront avec les ans toute leur signification.»

vendredi 08 décembre 2023 - 14:00 (CET) - Live
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