La collection Hugo von Ziegler-Schindler revient sur le devant de la scène des enchères, avec un ensemble de dessins anciens. Une place toute particulière y est réservée aux œuvres suisses.
Hugo von Ziegler (1890-1966) a passé toute sa vie à Schaffhausen. L’information n’est pas anodine, elle est même au fondement de la carrière et des passions de l’homme. Cette ville, chef-lieu du canton du même nom, est située au nord de la Suisse, dans la partie alémanique du pays. Riche famille de banquiers, les von Ziegler y sont installés depuis plusieurs générations. Si Hugo adopte la profession familiale, il se distingue en se consacrant largement à sa passion : l’histoire de l’art. Naturellement épris de ses racines, il porte son attention sur les arts de son pays et de sa ville d’origine, en étroite liaison avec le musée de sa ville, qu’il aide aussi financièrement. Tout comme sa collection numismatique, dispersée en 2014 également à Drouot par l’étude Joron-Derem, ses pièces d’argenterie et, surtout, ses dessins anciens sont de véritables hymnes patriotiques. Cette passion, il l’a partagée à partir de 1921 avec son épouse, Edith Schindler, issue d’une famille très aisée et déjà collectionneuse.
Une collection historique
Le couple fit ses plus belles acquisitions dans les années suivant le mariage. Totalement attachée à ces œuvres, Edith prenait un grand plaisir à réaliser de ses propres mains les montages et les chemises pour chaque feuille, écrivant fort élégamment le nom de l’artiste. Durant quarante années, ils consacrèrent leur temps libre et leur argent à la réunion de cette importante collection de dessins du XVIe au XIXe siècle. Léguée à leurs trois enfants à leur mort, elle a déjà connu une première dispersion en 2009 chez Sotheby’s New York. Cette autre partie, comptant soixante-quinze dessins, sera présentée le 13 décembre prochain à Drouot, assortie d’estimations allant de quelques centaines d’euros pour de petits dessins, telle une étude pour un vitrail par Hans Caspar I Lang (1571-1645), Les Armoiries des familles Im Thurn et Effinger (800/1 200 €), à 250 000/350 000 € pour un ensemble exceptionnel de Daniel Lindtmayer (1552-1606 ou 1607) composé de treize gouaches, une technique rarissime chez l’artiste, et figurant Le Christ et les apôtres. Ces dernières furent achetées en 1938 à l’abbaye bénédictine de Saint-Paul du Lavantal, en Autriche ; elles étaient à l’origine destinées à celle de Saint-Blaise, en Forêt-Noire, non pour des vitraux, mais sans doute plutôt comme modèles pour des fresques ou un autel portatif. Les deux lots sont tout à fait représentatifs de cet ensemble consacré essentiellement au dessin pour vitrail et aux artistes suisses. Aussi étonnant qu’il puisse paraître, la passion pour le premier thème est née durant l’enfance d’Hugo von Ziegler. En effet, explique l’expert Benjamin Peronnet, «il avait vu enfant les armes de sa famille sur un dessin préparatoire à un vitrail de la collection familiale». Collectionner les dessins d’artistes de Schaffhausen des XVIe et XVIIe siècles relevait ainsi d’un intérêt tant artistique qu’historique… voire affectif, tant il était attaché à sa patrie. Avec ces œuvres acquises dans toute l’Europe notamment chez le marchand Paul Ganz, à Bâle, comme l’étude pour vitrail attribuée à Lindtmayer, Couronnement de la Vierge avec les armoiries de Lorenz Thuonger, estimée 5 000/8 000 €, ou à la galerie Paul Prouté de Paris, il enrichissait sa collection tout en complétant les informations historiques sur ses origines, sa ville et ses traditions artistiques.
Daniel Lindtmayer and Co
Le cœur de cet ensemble ? L’artiste originaire de Schaffhausen Daniel Lindtmayer. Vingt et une feuilles de ce peintre verrier et dessinateur majeur de l’art suisse du XVIe siècle, pourtant mal connu faute de témoignages, se nichent dans cette collection. Spécialisé dans la peinture de façades et de vitraux, il est présent au musée du Louvre avec des dessins préparatoires aux vitraux de l’abbaye de Rathausen, ou encore à l’École des beaux-arts de Paris par un carnet factice réunissant treize études de têtes (d’anges, enfants, religieux, Christ ou soldats), dont une feuille supplémentaire à la plume et encre noire, datée de 1595, sera présentée lors de cette vente, prisée à hauteur de 15 000/20 000 €. S’y déploie l’impressionnante dextérité du coup de crayon de l’artiste. Son travail révèle aussi l’influence de Tobias Stimmer (1539-1584) l’autre grand artiste de Schaffhausen, présent ici avec une magnifique figure de Saint Paul prévue à 40 000/60 000 € qui a bien pu influencer Lindtmayer pour sa propre série sur les apôtres , mais aussi, comme la plupart de ses compatriotes, de la tradition germanique du dessin et en particulier des grands artistes allemands de la Renaissance que furent Albrecht Dürer et Hans Holbein.
De Zurich à Londres
De temps en temps, Hugo von Ziegler s’aventurait hors de son terrain de prédilection… Mais jamais très loin. Il s’intéressa ainsi au Zurichois Christoph Murer (1558-1614), élève de son père, le verrier Jo Murer. En 1926, le collectionneur acheta une importante feuille de cet artiste, Ecce Homo, le roi Gaspard, la Vierge et l’Enfant et les armes de la famille Kundig et Pfyffer (30 000/50 000 €), une étude de 1592 pour un vitrail du cloître de l’abbaye cistercienne de Rathausen, près d’Ebikon, dans le canton de Lucerne. Soit l’une des plus importantes commandes du XVIe siècle, comptant pas moins de soixante-sept vitraux de forme cintrée sur le thème de la vie du Christ, à laquelle participa également Lindtmayer. Par chance, certains vitraux sont encore aujourd’hui conservés, dix-huit au Schweizerisches Landesmuseum de Zurich et douze au Metropolitan de New York… Hélas, celui correspondant à ce dessin d’une grande complexité dans la composition, et aux figures très réalistes, est malheureusement perdu. Également d’origine zurichoise, Jost Amman (1539-1591) s’exila à Nuremberg en 1561, où il passa l’essentiel de sa carrière. Il y deviendra un célèbre graveur et portraitiste dans la lignée de Dürer, illustrant de nombreux ouvrages, sur des thèmes aussi variés que la botanique, l’art militaire et les animaux, mais aussi des livres religieux. Présenté à 40 000/60 000 €, Loth et ses filles, une plume et encre noire de 1570 montrant en arrière-plan la ville de Sodome en flammes, traite un thème fréquent dans son œuvre, notamment dans ses illustrations de la Bible. Une touche féminine pour conclure. Si Angelika Kauffmann (1741-1807) a vécu en Italie et en Angleterre, elle est bel et bien d’origine suisse, étant née à Coire, dans le canton des Grisons. Celle qui mènera la petite sélection des XVIIIe et XIXe siècles est l’une des grandes figures de la peinture néoclassique européenne. Élève de son père, Johann Joseph Kauffmann, elle réalise son premier autoportrait à l’âge de 12 ans. Au début des années 1760, elle peint Johann Joachim Winckelmann à Rome, avant que Joshua Reynolds ne passe devant son chevalet, à Londres en 1766. Titré Coriolan quittant sa famille, le dessin ici présenté, probablement des années 1780-1790, rappelle la proximité artistique d’Angelika Kauffmann avec les grands maîtres du néoclassicisme que sont Joseph-Marie Vien ou François-André Vincent. Une vente entre tradition et modernité…
LES DESSINS ET VITRAUX UNE SPECIALITE SUISSE
«Cette spécificité suisse, explique l’expert Benjamin Peronnet, vient de son contexte politique et social». Bien que rattaché au Saint-Empire jusqu’au traité de Münster, en 1648, le pays se divise en cantons, chacun étant dirigé par les autorités locales. Les grandes familles aristocratiques, élues ou nommées à la tête des cantons ou des communes, jouissaient plus qu’ailleurs d’une grande influence et désiraient la montrer aux yeux de tous. S’installe alors un système de mécénat culturel privé, par exemple afin de commémorer les mariages entre grandes familles ou des représentations de scènes bibliques ou historiques à forte portée symbolique pour son commanditaire. Ces commandes étaient destinées à des maisons particulières, mais aussi à des édifices publics, comme les cours de justice, les corporations et les hôtels de ville. Les vitraux historiés étaient le plus souvent insérés dans la partie haute de grandes fenêtres, afin de ne pas trop occulter la lumière, tandis que le reste de l’espace était constitué de petits morceaux de verre blanc de forme carrée ou circulaire. Techniquement, ces dessins sont réalisés aux mêmes dimensions que les vitraux auxquels ils sont destinés. Par ailleurs, ils exigent une grande clarté de composition pour être facilement transférés vers le verre, et un côté très tracé et précis du trait, avec l’utilisation de la plume plutôt que du crayon. La transposition se passe souvent comme un calque : on plaque le dessin sur un côté du verre et de l’autre, on repasse sur les traits. Ensuite la découpe du verre se déroule selon les indications, parfois inscrites à l’encre rouge c’est le cas dans cette vente sur plusieurs dessins de Hans Caspar Lang, notamment . Les artistes suisses spécialisés dans les dessins pour vitraux exécutaient également des feuilles destinées aux gravures sur bois, mais rarement des peintures. Les peintres-verriers étaient souvent à la fois Reisser et Glasmaler, ce qui signifie qu’ils dessinaient mais aussi peignaient le verre. Ils n’installaient toutefois pas les vitraux, ce travail étant réservé au Glaser.