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Signac et Zola, La gloire du nom

Publié le , par Carole Blumenfeld

Pour Berthe Signac et Alexandrine Zola, trompées et trahies, le devoir de préservation de l’héritage artistique et littéraire eut raison de leurs drames personnels. Deux descendants racontent ces histoires, Charlotte Hellman et Cyrille Zola-Place.

Paul Signac et Jeanne Selmersheim-Desgrange à Antibes, 1913.  Signac et Zola, La gloire du nom
Paul Signac et Jeanne Selmersheim-Desgrange à Antibes, 1913.
@ Archives Signac

J’ai vu avec émotion que l’idée du petit être qui va venir t’attendrissait davantage qu’aux premiers jours. Tu admettais un moment l’adoption d’un petit qui n’aurait pas été de nous, du tout. Celui qui va venir, tu l’aimeras, j’en suis sûr, comme étant de moi.» Quelle femme ayant sacrifié sa vie et sa carrière pour son époux accepterait de recevoir un tel courrier à la veille de la naissance de l’enfant illégitime de celui-ci ? Paul Signac va même plus loin puisqu’il écrit le 2 octobre 1915 à son épouse bernée qu’il appelle «mon bon vieux chéri» (un surnom doux) : « Je t’embrasse encore plus tendrement que d’habitude. Hier soir à 11 heures est venue au monde une grosse petite fille de six kilos. […] Voilà mon bon vieux, j’espère que la venue au monde de ce petit être nous apportera à toi et à moi un peu de bonheur et contribuera à fortifier la tendresse qui nous unit si étroitement tous les deux ; il me semble que nous avons un devoir commun, dont l’exécution ne peut que nous réunir ; c’est ainsi que tu dois comprendre cette naissance. Surtout ne rien y voir qui ne te soit pas favorable. Tu sais combien je t’aime.» N’en rajoutez plus, la coupe est pleine ! Et le serait pour bien moins.
 

Paul Signac, Femme se coiffant (Berthe Signac), opus 227, 1892, détail, collection particulière.
Paul Signac, Femme se coiffant (Berthe Signac), opus 227, 1892, détail, collection particulière.


Charlotte Hellman, arrière-petite-fille du peintre Signac, pensait tout connaître de l’histoire de sa famille jusqu’à ce qu’elle ouvre la correspondance de Berthe Roblès, cousine de Camille Pissarro et épouse légitime de Paul Signac. Elle y découvre la douleur et le chagrin d’une femme ayant subi la trahison d’un mari qui tombe amoureux de leur voisine, l’artiste Jeanne Desgrange, qui quitte pour lui mari et enfants. Berthe tente de comprendre : «Oui, mon Paul, j’accuse Stendhal de ce revirement en toi ! […] tu es imprégné des idées stendhaliennes et tu t’y enfonces de plus en plus, afin de te prouver à toi-même que tu ne dois pas te sacrifier et tu as peur en cessant d’être un homme fini.» Théories stendhaliennes de l’amour ou pas, ni Berthe ni Signac n’acceptent de divorcer, contrairement à Jeanne, et préfèrent composer. Berthe, toute puissante, dicte ses conditions. Si elle apprend que Signac a offert un «petit manteau» de fourrure à Jeanne, elle en veut un, elle aussi : «Même si tu te décidais pour un manteau de fourrure il ne faudrait à aucun prix acheter de la taupe […] Consulte Marthe Bonnard, je me souviens qu’elle gémissait beaucoup au sujet de son manteau de taupe et je sais qu’un gilet en taupe  Monet en avait un  n’est pas solide. Tu vois que je m’intéresse à ton sort !» Même chose pour le foulard de Jeanne : «Pour le foulard, je me suis rappelé que c’était un foulard qui avait appartenu au père Desgrange […]. Pour cette raison sentimentale je pense qu’il vaut mieux que je le conserve et que j’en fasse faire un aussi beau pour toi et d’une teinte que tu me désigneras.» Qu’elle veuille s’attribuer ce bout de tissu de sa rivale ou qu’elle désire connaître ses moindres faits et gestes, Berthe a une alliée de poids, aussi coriace qu’elle, Marthe, l’épouse trompée de Bonnard. Dans la mesure où «Madame Signac» est plus seule que Jeanne, elle désire que Signac soit auprès d’elle un certain nombre de jours par an, comptant et négociant les dates des séjours de Paul et de sa «fillette» Ginette à Saint-Tropez, auprès d’elle. Impossible d’imaginer la solitude de Jeanne, restée seule, sans cet enfant qui dira plus tard avoir été «le lien inconscient de ces deux femmes». L’histoire de la modiste Berthe Roblès (1862-1942) rappelle pour beaucoup celle de la lingère Alexandrine Meley (1839-1925), modèle de Manet  elle apparaît dans Le Déjeuner sur l’herbe  et épouse d’Émile Zola dont elle n’eut pas d’enfant. Alexandrine aurait pourtant pu en avoir, puisqu’elle avait abandonné une fille à l’hôpital des Enfants-Trouvés avant de rencontrer l’écrivain, mais celui-ci n’en voulut jamais pour des raisons toutes «zoliennes», liées à l’écriture : «À une certaine époque l’acte vénérien me donnait le lendemain une mise en train difficile et quelquefois une journée de difficile travail.» Ou encore : «Le lendemain d’un épanchement conjugal, je ne m’asseyais pas à ma table, sachant d’avance l’impossibilité… d’écrire une ligne.» Zola, comme l’explique son arrière-petit-fils Cyrille Zola-Place, estimait alors que la conquête d’Eurydice coïncidait avec une perte de la voix et a pensé pendant vingt ans devoir opérer le choix de sa voix dans le refus de son corps. «Sperme noir, l’écriture est éjaculation, sauvegarde contre les forces du devenir. Mais sacrifier la sensualité et l’encre blanche au sperme noir c’est un peu vouloir oublier sa langue et écrire sans mots.» Patatras, en 1888, après vingt ans de mariage, Zola tombe amoureux de la lingère de sa femme, Jeanne Rozerot, à laquelle il aurait déclaré «Vous êtes un Greuze», avant de lui faire deux enfants, Denise et Jacques. L’histoire est connue, puisque le chef de file du naturalisme l’a en partie racontée dans Le Docteur Pascal, le dernier volume des Rougon-Macquart.
 

Théo Van Rysselberghe, Signac sur son bateau, 1886, collection particulière.
Théo Van Rysselberghe, Signac sur son bateau, 1886, collection particulière.


La gloire du nom
Le 25 avril 1925, Alexandrine Zola, veuve du grand écrivain, disparaissait et léguait la moitié de sa fortune à l’assistance publique où elle avait abandonné un enfant avant sa relation avec Zola, et l’autre moitié aux deux enfants naturels de Zola et de Jeanne. Elle leur transmit non seulement une grande partie du produit de la vente aux enchères de 1904, où elle dispersa la collection de tableaux de Zola, et fit mieux encore puisqu’elle les adopta, afin de leur transmette le patronyme si célèbre. Berthe fit de même en adoptant Ginette avec Signac. L’idée lui avait été insufflée par Signac pour des raisons pratiques  «Héritant de toi ou de moi, à titre étranger qu’est-ce qui lui resterait, le fisc prélevant 80 % sur cette sorte d’héritage»  mais surtout affectives : «Mêle cette enfant à ta vie davantage, aime-la bien. Elle t’aime, je te l’affirme.» Somme toute, le sort des vraies mères ne semble pas avoir beaucoup compté face à ces intérêts supérieurs. Deux ans après la disparition de Zola, Alexandrine écrivait à Jeanne : «Lorsqu’ils seront en âge de savoir, de s’initier à cette vie de labeur trop vite abrégée littérairement et humanitairement, ses enfants comprendront, je l’espère, quelle sera leur conduite à tenir pour que le nom de Zola reste à la hauteur où il a été élevé par ceux qui le portaient, leur père et leur grand-père.» Jeanne, à bien des égards, embrassa la vie tracée pour elle par Alexandrine puisqu’elle s’effaça littéralement après la mort de l’écrivain. L’autre Jeanne a fait mieux. Signac parti en 1835, les deux anciennes voisines, qui ne s’étaient pas revues depuis 1909, deviennent amies. Unies dans la même douleur, elles marchent d’ailleurs toutes les deux devant le cercueil du peintre, juste derrière Ginette et son époux Marcel Cachin. Lorsque Françoise Cachin naît en 1936, elle a deux grands-mères, la mère naturelle et la mère adoptive de Ginette. Jeanne est héroïque, lorsqu’elle s’adresse à celle qui n’a jamais rien fait pour la ménager : «Je suis peu communicative, surtout depuis la perte de notre pauvre Paul, mais c’est toujours lui qui nous lie, et je continue dans la voie qu’il nous a tracée, qui est une voie de bonté, d’harmonie et d’amour. Je puis dire qu’entre nous, nos enfants et moi, il ne peut y avoir que du bonheur.» Sitôt Berthe morte, en 1942, Jeanne s’installe littéralement dans sa chambre à La Hune, la maison de Signac à Saint-Tropez. Si les petites-filles de Signac et Zola ont consacré une partie de leur vie à défendre l’œuvre de leurs grands-pères, les arrière-petits-enfants Charlotte Hellman et Cyrille Zola-Place, grâce à l’écriture  l’un et l’autre sont éditeurs et ont consacré leur premier ouvrage à ces histoires d’amour hors du commun , et sans prendre réellement parti, ont tous deux détricoté les fils invisibles qui liaient leurs doubles arrière-grands-mères. Comprendre le sacrifice de ces femmes, et notamment des épouses légitimes, c’est aussi comprendre la façon dont elles aimaient autant ces hommes que leur production littéraire et artistique à laquelle elles étaient intimement liées. Les deux Jeanne n’ont jamais réussi, en effet, à se substituer à Berthe et Alexandrine, véritables muses de Signac et de Zola.

À lire
Charlotte Hellman, Glissez, mortels, Éditions Philippe Rey, 208 pages, 18 €.
Cyrille Comnène, Zola.rêve sans nom, Éditions Jean-Michel Place, 208 pages, 17 €.
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