L’Hôtel des ventes offre durant une semaine ses cimaises à huit artistes contemporains africains, engagés pour la cause des enfants soldats. Une double reconnaissance.
Aboudia (né en 1983), Sans titre II, 2018, technique mixte, acrylique et crayons, 139,7 x 180,3 cm.
Changement complet de ton pour s’inscrire dans la continuité. Alors que l’univers onirique du peintre Ferdinand Desnos vous y étonne encore, Drouot invite l’art contemporain africain à occuper ses murs, et pour cela a fait appel à une toute jeune fondation. Une belle et double occasion : celle de s’associer à et ainsi de rappeler la Journée mondiale des enfants soldats, initiée par l’Unicef le 12 février ; celle ensuite de surfer sur la vague ascendante de cette spécialité, de plus en plus présente sur la scène internationale et sur le marché de l’art. À l’heure de la question brûlante des restitutions, cette thématique permet également de faire état d’une vision dynamique de l’Afrique et de sa vitalité créatrice. En novembre 2018, la troisième édition d’AKAA (Also Known as Africa) se tenait au Carreau du Temple, sous la direction de la pétillante Victoria Mann. Les 23 et 24 février prochain, la foire 1-54 présente à Londres depuis six ans et à New York depuis cinq investit de nouveau les salons de La Mamounia, annonçant dix-huit galeries internationales et soixante-cinq artistes émergents ou déjà installés. Plusieurs noms sont éminemment associés au paysage international et figurent dans les grandes collections. On ne présente plus Ousmane Sow, le Ghanéen El Anatsui, ni encore les Sud-Africains William Kentridge et Roger Ballen. À Paris, plusieurs maisons de ventes inscrivent des artistes émergents à leurs catalogues, de façon encore épisodique pour la plupart d’entre elles, plus structurée chez Piasa, qui dispose d’un département dédié et organise des vacations déclinant des résultats soutenus. Le ton est donné, le marché de l’art ouvre la voie à l’art contemporain africain.
Huit regards engagés à Drouot Les huit artistes sélectionnés ne le sont pas par hasard. Ils ont été réunis par la fondation Invisible Borders, créée par Benjamin Noël Vandenberghe et Julien Baubigeat, dans un but de mécénat et de promotion de leur travail sur la scène occidentale ; un autre de ses desseins est de développer des événements autour de thématiques fortes, pour en parler autrement. Non seulement Yéanzi et Aboudia (voir interview, page 12), Jean-David Nkot, Armand Boua, Médéric Turay, Boris Nzebo, Gonçalo Mabunda et Mounou Desiré Koffi se connaissent le dernier cité fut l’élève du premier aux beaux-arts d’Abidjan , mais tous sont engagés auprès de causes faisant écho à une actualité douloureuse ici, celle des enfants soldats, ce fléau qui touche toujours l’Afrique de plein fouet. Deux plasticiens européens seront présentés à leurs côtés : l’Anglais aux origines familiales sud-africaines Bruce Clarke (né en 1959), très tôt engagé politiquement pour le changement en Afrique du Sud, et le Français Éric Bottero (né en 1968), un photographe qui interroge le support du négatif couleur pour offrir une vision irradiée du monde. Tous ont en commun de structurer leur démarche artistique autour de l’humain, puisant dans le quotidien et les rencontres leurs sujets picturaux. Et, s’ils ont été interpelés par la violence de l’indifférence et de la passivité du plus grand nombre, s’ils ont pour la plupart grandi dans des pays marqués par la guerre, tous portent en eux une confiance en la force de la vie qu’ils cherchent à restituer par leur art.
INTERVIEW Yéanzi et Aboudia : l’art de la transmission Les deux artistes, qui seront présents à l’Hôtel Drouot lors de la présentation de l’exposition, ont accepté de répondre à quelques questions sur leur travail et leur engagement. Ivoiriens et cosmopolites – Aboudia travaille aussi aux États-Unis –, tous deux témoignent d’un langage universel.
La scène internationale vous ouvre ses portes aujourd’hui. Racontez-nous le parcours vous y ayant menés… Yéanzi. Mon rapport à l’art remonte à une enfance difficile. En raison de ma situation familiale, j’étais un jeune introverti. Le dessin a agi sur moi comme une thérapie, et est devenu mon moyen d’entrer en communication avec les autres. Après la guerre civile de 2002, nous sommes venus nous installer à Abidjan. Cette découverte a été un choc. Il y a là un tissu social qui aime la vie, et la chaleur humaine y est perceptible à chaque instant. La ville déborde d’une énergie incroyable, portée par la jeunesse. Je suis devenu contemplatif pour m’imprégner de tout cela, et ai alors exécuté mes premiers portraits. Puis je suis entré à l’école des beaux-arts. J’ai eu la chance d’avoir un professeur formidable, l’artiste Pascal Konan. Il m’a appris combien la maîtrise de la technique était essentielle pour exprimer son art. C’est là que j’ai rencontré Aboudia. On se ressemblait, aucun de nous deux n’était scolaire ni n’avait de goût pour l’académisme. Aboudia. On avait aussi la même sincérité dans le discours, que l’on cherchait à partager. Pour ma part, il n’y a pas de raison particulière m’ayant conduit à la peinture. Cela s’est fait naturellement : après le Centre technique des arts appliqués de Bingerville, j’ai intégré les beaux-arts d’Abidjan. En revanche, on se retrouve tous les deux autour du même goût pour la transmission (Yéanzi est devenu professeur, ndlr), et nous conservons un lien très fort avec notre pays. C’est d’ailleurs mon travail réalisé durant la crise ivoirienne de mars-avril 2011 qui m’a permis d’entrer sur la scène internationale. Et ce, grâce à la presse qui l’a largement diffusé.
Vous vous exprimez tous les deux au travers de la figure humaine. Pourquoi ce choix ? Aboudia. Pour ma part, et à travers toutes les expériences menées en Afrique comme à New York, je cherche à révéler l’énergie commune à toutes les mégapoles et à la jeunesse qui y vit. Le portrait, dans toute sa spontanéité et son innocence, me permet de mettre en scène le côté sombre du monde. Yéanzi. La question de l’identité dans nos sociétés est celle qui me taraude depuis toujours. La création artistique me permet de toucher aux émotions humaines et de les restituer. Aujourd’hui, beaucoup d’africains sont tourmentés par la perte de repères et d’identité. J’ai beaucoup voyagé sur le continent, pris de nombreux clichés qui m’ont aidé à comprendre ce désarroi, à prendre du recul et à savoir que ma place dans l’art contemporain passait par le portrait. Ma première série se nommait «Personna» et, comme son nom l’indique, elle s’intéressait à l’individu. Puis, pour le deuxième volet, j’ai interrogé la communauté dans «Projection», un questionnement universel qui s’applique à tout groupe. Puis est venu «Colloquium», qui raconte un dialogue entre le passé et le présent. Je vais piocher dans l’histoire pour savoir ce qu’elle nous dit de notre présent.
Justement, Yéanzi, pourquoi l’emploi du plastique ? En 2013, le gouvernement ivoirien a interdit l’utilisation des sacs en plastique. Cela correspondait au moment où j’étais prêt à restituer toutes les informations que j’avais recueillies pour faire passer mon message sur l’identité. Le plastique m’est apparu comme une évidence, car c’est un matériau pertinent, qui parle à tout le monde. Il entre donc en résonance avec mon travail autour d’un questionnement universel : qui sommes-nous ? Où allons-nous ? Quelle est notre place dans la communauté ? Désormais, je travaille avec du Plexiglas, qui me permet de créer des œuvres lumineuses ; je veux que les gens aient envie d’aller les toucher, d’entrer en contact avec elles pour se les approprier.
Comment expliqueriez-vous votre engagement à travers l’art ? Yéanzi. Je l’utilise pour interroger les gens dans leur universalité. Je considère qu’il est une chance, puisqu’il permet de donner un visage à une idée, et que ce visage soit accessible à la lecture de tous. La seconde chose essentielle à mes yeux est la transmission. C’est pour cela que je suis devenu professeur, et je peux dire que mes deux métiers sont aussi importants l’un que l’autre. Aboudia. À travers l’emploi de silhouettes effrayantes, de détails énigmatiques empruntés au vaudou, de graffitis et de paroles «nouchi» (une sorte d’argot inventé à la fin des années 1970 et utilisé dans les rues d’Abidjan par les jeunes marginaux, ndlr), j’exprime la violence de la rue pour les enfants qui y vivent. Je ne cherche pas à la gommer, au contraire, je veux qu’elle frappe. J’ai également créé à Bingerville la fondation Aboudia pour accueillir des enfants des rues, mais aussi leur offrir un guide par l’enseignement de l’art.
À voir «Enfants soldats, l’art contemporain africain au service de l’enfance», du lundi 4 au mardi 12 février, Hôtel Drouot, 9, rue Drouot, Paris IXe. www.drouot.com
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